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débris… Que faire alors ? — Ce que font ceux-ci : aimer. Dans ce désarroi des consciences, dans cette dispersion des efforts tentés pour le Bien, les uns croyant qu’il sortira d’un plus grand mal et se ruant à l’attaque de ce qui reste du monument social, sous prétexte qu’il n’en reste pas assez pour nous abriter ; les autres le démolissant parce qu’il en reste trop ; d’autres, vieux incendiaires, s’efforçant de garder quelque chose des planchers et des voûtes, mais sans oser consolider les fondemens qu’ils ont minés toute leur vie ; tous, pour des motifs différens, concourant à la ruine totale, par espérance ou par découragement, par indécision ou par indifférence, par audace ou par peur, seul un drapeau flotte respecté, un remède paraît efficace, un sentiment unit les bonnes volontés et paraît une sûre carrière aux dévouemens qui cherchent le devoir : c’est la pitié pour la misère humaine, c’est la charité, la donation de soi-même, c’est l’amour. Seul, aux yeux des contemporains il excuse les fautes ou les répare ; seul, il élève la passion, même la passion politique, et la purifie. La femme qui a failli, si elle a beaucoup aimé, il lui est beaucoup pardonné. L’homme d’Etat qui a commis de lourdes erreurs, qui a déchaîné les pires malheurs sur sa patrie, s’il a beaucoup aimé cette patrie, a le pardon de tout un parti, parfois de tout un peuple. Seul, avec les églantines, l’amour continue son œuvre parmi les choses disparues. Seul, il ressemble à une loi suprême, puisqu’on a été jusqu’à dire que « toute licence est permise sauf contre lui. » Et ce sentiment est universel. Au moment même où l’on admirait le tableau de Burne-Jones dans Regent Street, à Londres, on se pressait à Paris, au Champ-de-Mars, devant le tableau de M. James Tissot. Ce Christ en chape, serré contre deux misérables, parmi les débris d’un palais brûlé par la Commune, les réconfortant par la vue de l’immense sacrifice, de l’éternelle pitié, n’était-ce pas aussi un Amour dans les ruines ? Et l’admiration qu’il soulevait n’était-elle pas due au sentiment qui s’en dégageait, bien plutôt qu’à ses médiocres qualités esthétiques ? L’Amour dans les ruines, l’œuvre de Burne-Jones, ce n’est donc pas une vision des temps passés, quelque folie de Gauvain, quelque idylle de Lancelot, quelque gageure du roi Arthur : c’est, sur l’horizon assombri de nos luttes, de nos doutes et de nos désespérances, la figure même de la folie humanitaire et sociale, de la grande folie de demain…


ROBERT DE LA SIZERANNE.