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peints pour intérieurs modestes, tapisseries pour riches hôtels, vitraux pour églises, tapis, rideaux, garnitures de canapés, de fauteuils, tout le déballage d’un grand magasin d’ameublement est jeté sur le marché de Londres par l’exquis poète du Paradis terrestre et des Nouvelles de nulle part. Pour faire les dessins de ces tapisseries, il fallait à William Morris un grand artiste : depuis trente-quatre ans, cet artiste est Burne-Jones. Cette collaboration incessante commença dans l’atelier de Rossetti. Dès 1860, Morris faisait construire par l’architecte Philip Web une maison à Upton, près de Bexley, inspirée de ses principes et priait son ami de venir la décorer. L’artiste accepta et, se tournant vers l’Italie, choisit comme sujet les Noces de Buondelmonte. Deux ans après, il partit pour cette terre d’Italie dont il devinait si bien le ciel et là, en compagnie de Ruskin, il consulta les maîtres.

Revenu à Londres, il se dégage des imitations, des liens antérieurs, et son style est définitivement fixé. Tel nous le trouvons alors, tel il demeurera jusqu’au bout. Dès ce moment, ses inspirateurs évidens sont Botticelli et Mantegna. Loin d’en faire mystère, il remplit son salon de reproductions de ces deux maîtres, comme Turner aimait à montrer des Claude Lorrain à côté de ses propres toiles. A Botticelli, il emprunte son type de femme, celui que vous pouvez voir dans la fresque des Noces de Tornabuoni, dans l’escalier du Louvre : les yeux grands et ronds, les pommettes rendues saillantes par la dépression de tout le bas du visage, un nez légèrement retroussé, la bouche charnue et sensuelle remontée assez près des narines, le menton allongé. A Mantegna, il prend ses types élégans de chevaliers couverts de cuirasses, à tel point qu’en regardant son roi Cophetua en extase devant la mendiante dont il va faire sa reine, on croit revoir le François de Gonzague agenouillé devant la Vierge de la Victoire au milieu de la salle des Primitifs, au Louvre. Ainsi, il va hardiment demander aux Florentins le secret de leur grâce corporelle. Il leur prend leurs figures, et, dans ces figures déjà renaissantes, vigoureuses, presque classiques, il insuffle lui, l’homme du Nord, l’esprit fatal, mélancolique et pessimiste de Byron. Il envoûte ces Italiens faits pour le sourire et il les transforme en sombres compagnons de Merlin. Il fait réciter des vers de Swinburne à des statues de Donatello. Ses figures ont déjà des muscles de Renaissans et font encore des gestes de Primitifs. La beauté s’achève déjà, mais ne s’étale pas encore. On dirait qu’elle s’ignore et veut presque se dissimuler. Botticelli pleure, Mantegna a le spleen, Burne-Jones est né.

En effet, regardez sa Briar Rose, son Persée, sa Queste du Graal, son Saint Georges. Ses chevaliers s’avancent dans la toile avec