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les livres. « Le premier devoir du peintre est de peindre », dit-il, et ce mot est tout à fait extraordinaire dans la bouche d’un Anglais. Il dit encore : « Un imbécile peut être un grand artiste. » Il ne choisit pas de sujets spécialement moraux, ne s’astreint pas à la vérité consciencieuse du détail, et professe ouvertement que les coins, les accessoires, les régions extrêmes du tableau, doivent être sacrifiés au centre. De plus, il peint le fait plutôt que l’idée, cherche à plaire aux yeux plutôt qu’à toucher l’âme et s’efforce franchement d’amuser la gentry. Il y réussit, bien que, moins que tout autre, il exprime ce qui est particulier au caractère anglais. Que les partisans de la théorie qui fait de l’art une émanation de la vie, expliquent son succès comme ils le pourront : pour nous, ce sera facile. L’art de M. Millais répond à un goût qui n’est pas plus anglo-saxon que latin ; il répond à un goût qui est commun à certains esprits chez tous les peuples. Il satisfait la masse mondaine, les amateurs de vignettes qui, en entrant au Salon, vont droit à l’histoire sentimentale ou comique et délaissent la pensée esthétique ou l’intention morale. Il charme tout ce qui est superficiel dans l’esprit anglais, connue M. Burne-Jones charmera tout ce que la France contient d’esprits raffinés, lorsqu’on le connaîtra davantage. Et ainsi, il faudra se résoudre à trouver aux préférences esthétiques une autre délimitation que celle des douanes et une autre source que celles de l’atmosphère ou du sol.

Quelles sont donc les traits caractéristiques d’un art si universellement admiré ? D’abord les sujets. M. Millais se dévoue à ces scènes attendrissantes qui firent chez nous la gloire de Paul Delaroche et de M. d’Ennery. Il raconte l’histoire d’un pompier remettant des enfans qu’il a sauvés dans les bras de leur mère, d’une femme de prisonnier venant délivrer son mari en tendant au geôlier l’ordre de levée d’écrou, et il n’oublie pas le chien qui grimpe aux jambes de son maître pour témoigner sa joie. Il montre le Retour de Crimée : un officier blessé est assis sur une pelouse avec sa femme et ses enfans ; les enfans s’amusent avec des jouets parmi lesquels on reconnaît un ours, un coq et un lion : vous saisissez le schéma de toute la question d’Orient. Puis on voit défiler tous les couples célèbres qu’attend une tragique aventure : le Huguenot, Effie Deans, Lucie de Lammermoor, le hussard noir de Brunswick. Voici le Royaliste proscrit, niché dans un tronc d’arbre et baisant la main de l’amante puritaine qui lui apporte du pain. Voilà un Espagnol déguisé en moine faisant échapper d’une prison sa maîtresse qu’attend un auto da fé. Puis M. Millais s’égaie à un souvenir de famille : Mon premier sermon ; à une anecdote historique : l’Enfance de Raleigh. Pour se faire pardonner la