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d’école dans le pré-raphaélisme, et son Festin d’Isabelle lui donne sinon la gloire, du moins la réputation et l’auréole du persécuté. A vingt-trois ans, avec le Huguenot, il retourne de fond en comble l’opinion publique. C’est bien la gloire, cette fois-ci, qui étend sur lui sa main protectrice et qui la tiendra au-dessus de sa tête, pendant quarante-cinq ans, infatigablement, comme la muse de Cherubini dans l’extraordinaire tableau de M. Ingres. La gloire avec lui est amoureuse. Les Anglais l’aiment pour son talent, mais aussi pour sa belle figure anglaise, pour son aspect viril, entreprenant, libre, pour son adresse à tous les sports, parce qu’il est bon tireur, bon cavalier et admirable pécheur de saumons. Avec de telles qualités, il peut tout se permettre. Encore pré-raphaélite, il est acclamé par la foule. Il quitte le pré-raphaélisme pour la peinture d’expression sentimentale : il est suivi par une foule encore plus grande. Il abandonne les sujets expressifs pour le portrait : la foule s’accroît toujours et le porte aux nues. Il peut adopter les théories d’art qu’il voudra, faire banqueroute à toutes ses anciennes opinions, son succès ne diminuera pas. Comme le tyran de Samos, il jetterait son anneau dans la mer qu’il le retrouverait dans le ventre d’un poisson. Portraitiste, il se révèle avec son tableau des filles de M. Armstrong, et Frank Holl et Herkomer ne sont rien auprès de lui. Les plus beaux équipages de Londres stationnent à la porte de Palace gate. Les faveurs officielles pleuvent. On le fait baronnet ; s’il y avait un peintre lauréat, c’est lui qui le serait. Et ce n’est pas tout : il connaît aussi les grosses joies de la popularité. Les reproductions de ses peintures sentimentales font de lui l’hôte et l’ami des plus humbles familles, et ce même homme qui a recueilli les applaudissemens de Swinburne, et de Ruskin, de tous les délicats du temps, avec son interprétation d’un conte de Boccace, termine sa carrière en voyant ses Bulles de savon se répandre, par les soins d’un savonnier fameux, sur toutes les murailles du Royaume-Uni. Et tout cela, il le sait, il en jouit tout haut ; il le dit sans fausse modestie, avec cette brave et joyeuse franchise qui le faisait s’écrier dans l’atelier du sculpteur Munro, comme on remarquait une marque rouge qu’il avait au-dessus de l’œil : « Bah ! ce sont les taches du soleil ! »

Voyons les taches du soleil. L’homme qui a soulevé en Angleterre un tel enthousiasme est esthétiquement le moins Anglais des artistes de son pays. Le plus populaire des peintres d’outre-Manche est celui qui se rapproche le plus des idées françaises sur l’art. Toute sa carrière qui, historiquement et esthétiquement, pourrait se définir ainsi : De Ruskin au Pears’ Soap ou les étapes d’une perversion, l’éloigné de l’idéal anglais tel qu’on le trouve exposé dans