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affamée d’anecdotes, voilà le côté le plus intéressant, parce que c’est le plus semblable à nous. La politique a changé, la guerre a changé, les institutions se sont cent fois modifiées, mais l’homme est resté le même. Que nous fait aujourd’hui un document de plus sur la bataille de Cannes ou sur le meurtre de Jules César ? Mais de savoir comment l’on aimait « lorsque le monde était jeune », comment l’on jouait, comment l’on causait sous les oliviers en suivant des yeux la « vague blanchissante d’écume », cela nous attire, nous amuse et, sans nous forcer à tirer une morale, nous instruit. Dans ces figures de l’ancienne Rome, où les classiques ne nous avaient jamais montré que des patriotes surhumains, que des combattans héroïques, portant, pour toute défense, sur leur nudité majestueuse, un casque et un baudrier, M. Alma Tadema nous montre des êtres semblables à nous, faibles comme nous, pires plutôt que meilleurs, se préservant eux aussi des intempéries des saisons ; et l’on est tout charmé de rencontrer des hommes là où l’on avait accoutumé de ne voir que des statues. En même temps, l’on a bien, devant ces toiles, l’impression de l’antiquité comme jamais on ne l’avait eue. Non seulement, ces anciens paraissent plus vivans, mais ils paraissent aussi plus anciens ; et cet Empire dont David fut le Corneille, M. Alma Tadema nous fait l’effet de l’avoir mieux ressuscité en se bornant à en être le Sardou.

Ce n’est pas qu’à de certains momens l’anecdote ne touche l’histoire et qu’à force de fouiller, de creuser, de pratiquer des jours dans ces substructions du monde moderne, l’artiste ne soit parvenu jusqu’aux larges galeries où un flot de lumière éclaire tout un siècle de débris et un peuple de cendres. Par exemple, son Ave Cæsar ! Io Saturnalia ! est une des plus prodigieuses exhumations dont l’art nous donne l’exemple. On connaît le sujet. Caligula vient d’être assassiné. Les conjurés victorieux se sont répandus jusqu’au fond du palais qu’ils ont semé de cadavres. Cette foule aux pieds nus renverse les meubles, souille les tapisseries aux fines fleurs, s’amuse à faire la souveraine, c’est-à-dire à tuer et à piller. Les femmes emportent des objets précieux, roulés dans leurs manteaux. Arrivé dans un réduit, un des soldats, qui marche en avant, déploie le rideau dans lequel se cachait Claude, l’oncle de l’empereur mort. Il s’incline profondément, un peu comme un homme saoul, mal assis sur ses jambes, et le salue du cri : Ave Cæsar ! Le vieil empereur, cependant, blême de peur, honteux d’être découvert, stupéfait d’être acclamé, se rejette en arrière, tâchant de se faire un voile du morceau de rideau qu’il roule en sa main crispée. Dans cette minute décisive, « grosse