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domination du monde et en Pologne la ratification de la plus révoltante des conquêtes ? Le peuple de la Révolution peut-il se rapprocher du tsarisme moscovite ? A quoi bon d’ailleurs le tenter ? L’amitié de la Russie appartient à la Prusse. Cette amitié n’admet pas de tiers et opposerait un insurmontable obstacle à un rapprochement entre la France et la Russie déjà séparées par des principes contraires. »

La plupart des points de départ dont ces objections procèdent sont contestables.

La possession de Constantinople n’assure pas la domination du monde ; elle ne procure même pas l’empire de la Méditerranée ; elle y donne seulement une influence de plus et non inquiétante, puisqu’elle est contre-balancée par la puissance navale de la France, de l’Angleterre, de l’Italie, de la Turquie, de l’Espagne et de la Grèce[1]. Par conséquent, si les Turcs devaient disparaître de Constantinople, dans l’intérêt général, mieux valait y voir la Russie qu’un de ces petits peuples turbulens et jappans dont aucun ne paraissait alors capable de dominer ses voisins, ou de s’unir à eux dans une confédération respectable.

Il n’était pas même permis d’affirmer que la conquête de Constantinople fût la visée principale de la politique des tsars. Il existe certainement dans le peuple russe un vague instinct de prosélytisme qui le pousse vers la célèbre cité de l’orthodoxie grecque. Une légende très répandue raconte qu’à l’entrée des Ottomans un prêtre élevait à Sainte-Sophie l’hostie consacrée. Il allait être immolé quand le mur de la basilique s’entr’ouvrit et se referma sur lui. Depuis lors il est là, l’hostie à la main, attendant que, les pierres du temple, purifié de la souillure de l’infidèle, se rouvrant de nouveau, il puisse remonter à l’autel et achever le saint sacrifice interrompu.

Une légende pieuse n’est pas une politique. Les tsars dans ce siècle ont compris que la destruction de l’Empire ottoman entraînerait une perturbation formidable dans laquelle ils n’étaient pas assurés de recueillir la plus grosse part des dépouilles. Grecs, Serbes, Bulgares, Roumains se seraient réveillés pour réclamer leur autonomie ; l’Autriche aurait voulu au moins Salonique ; l’Allemagne n’aurait pas livré les embouchures du Danube ; à Constantinople on aurait rencontré l’Angleterre. Il parut

  1. L’Anglais Mackensie Wallace le reconnaît dans son ouvrage sur la Russie : « L’assertion souvent répétée, mais rarement prouvée, que la Russie pourrait embarrasser sérieusement nos communications avec l’Inde et nous disputer la suprématie navale de la Méditerranée mérite à peine plus d’attention. La possession des Dardanelles donne la suprématie navale seulement dans la Mer-Noire, non dans la Méditerranée. »