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imitateur sans pédantisme, enthousiaste et tenace, naïf quoique ironique, devenant dans les rangs de l’armée un soldat « à la fois endurant et agissant, actif et passif ; excellent pour souffrir, susceptible de l’obéissance passive et de l’impétuosité fulminante[1] ». Nous nous en étions convaincus au prix qu’il nous avait fallu acheter les victoires d’Eylau, de Friedland et de la Moskowa !

Il y a cependant une infériorité dans la formidable situation stratégique et politique de ce grand pays. Les deux mers intérieures où la Russie domine au sud et au nord, la Mer-Noire et la Baltique, n’ont d’autre issue que deux gorges étroites : le Bosphore et le Sund : c’est par là qu’elle respire. Supposez ces poumons fermés, la voilà en danger d’être étouffée. Tant qu’elle n’a pas assuré cette sécurité de sa respiration, autant que la Prusse, la Russie demeure condamnée à l’inquiétude ambitieuse.

Notre intérêt national ne nous obligeait pas à contester à la Russie cette garantie nécessaire. Le libre passage de ses navires à travers le Bosphore, les Dardanelles et le Sund ne pouvait pas nous inquiéter. De son côté elle n’avait pas à s’alarmer de la reprise de nos frontières perdues. Notre agrandissement jusqu’à Mayence, Cologne ou Anvers ne l’exposait ni à une diminution matérielle ni à un froissement d’orgueil, pas plus que l’ouverture de sa Baltique et de sa Mer-Noire ne nous affaiblissait ou ne nous humiliait nous-mêmes. Ailleurs, dans aucun territoire et sur aucune mer, nous ne nous trouvions en compétitions hostiles ; sous aucune latitude, une arrière-pensée égoïste ne nous interdisait de seconder nos ambitions nationales réciproques. Dans le passé nous retrouvions des souvenirs qui nous le conseillaient. C’est nous qui initiâmes la Russie à la culture occidentale sous Pierre Ier, Elisabeth et Catherine ; elle avait gardé une certaine prédilection pour notre langue et notre civilisation. La méprise de 1812 ne détruisit pas cette affectueuse inclination, car vainqueurs et vaincus furent dignes les uns des autres, et, après la Moskowa comme après le Kremlin, nous avions tous répété avec Napoléon : Quel grand peuple ! Est-il des conditions mieux indiquées pour une alliance sûre, intime, permanente ?

Cette alliance rencontrait cependant parmi nous de sérieux adversaires. « Prenez garde, disaient-ils, la pensée constante de la Russie est de s’emparer de Constantinople et de se consolider en Pologne. La France peut-elle concéder à Constantinople la

  1. Joseph de Maistre.