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Autre était la situation de l’Espagne : elle formait une unité vigoureuse, indépendante, vaillante. Tant qu’elle avait possédé les Pays-Bas, elle était notre rivale, nécessairement unie aux Allemands. Depuis que la guerre de la Succession lui avait enlevé cette annexe éloignée, aucun intérêt ne la condamnait plus à nous être hostile et à demeurer inféodée à l’Allemagne. L’amitié avec nous paraissait au contraire une des sagesses de sa conduite, et nos rivaux, se rappelant quel boulet elle avait été à nos pieds, devaient craindre que désormais cette amitié ne devînt trop étroite. Mais après 1815, encore épuisée et frémissante de sa lutte contre Napoléon Ier, à la veille de s’enfoncer dans des dissensions civiles exténuantes, elle n’avait rien à nous donner.

Il ne fallait pas non plus s’occuper de la Confédération germanique. Organisée pour la défensive et l’immobilité, semblable à un lourd carrosse antique, elle était incapable de se mouvoir, tant que la Prusse et l’Autriche ne la traînaient pas en avant.


III. — LA PRUSSE

Il est à peine nécessaire d’expliquer que, de la Prusse nous avions moins d’assistance à espérer que de l’Italie, de l’Espagne, de la Confédération germanique. Etendue sur une ligne immense depuis le Niémen jusqu’à la Meuse, coupée en deux parties réunies seulement par un fil allongé, moitié allemande, moitié slave, condamnée à une perpétuelle inquiétude d’agrandissement pour réunir ses membres disjoints, à un effort militaire incessant pour procurer à son corps la force de supporter une armure trop pesante, patiente, sérieuse, appliquée, économe, savante, intrépide, mais outrecuidante, malapprise, sans générosité ni bonne foi, véritable nation de proie, non contente de broyer en ses serres cruelles un lambeau de Pologne, guettant de son aire le territoire à conquérir ou à dépecer, le voisin à assaillir, la Prusse, telle que les traités de Vienne l’avaient rétablie, était vouée à nous être organiquement ennemie.

L’ancienne politique française, sauf au moment de la guerre de Sept Ans, plaçait l’alliance prussienne parmi ses maximes d’Etat. « L’affermissement de ce royaume, était-il dit dans un mémoire lu au conseil des ministres de France le 8 mai 1763, n’est pas pour nous faire ombrage. Il ne peut effrayer que la Russie. » Cette considération avait rendu le cabinet de Versailles indifférent au premier partage de la Pologne. « Ce démembrement, disait le même mémoire, serait contraire aux intérêts de l’Autriche et de la Porte ottomane ; mais s’il arrivait qu’une indifférence mal entendue de leur part les empêchât d’y mettre obstacle, il ne paraît pas que la