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À cheval à une heure et demie, devant la mare aux grenouilles. J’ai garde de n’être en retard, car si tout va bien cet après-midi, je peux en rapporter, au boul du compte, la permission qu’il me faut pour cette course de Loigny. Lorgnette en sautoir, programme de l’exercice du jour, papier et crayons, rien ne me manque. Nous allons ; il nous tombe sur la nuque un soleil de plomb.

— Ouf ! Quelle chaleur ! dit-il après deux cents mètres par courus, et il déploie un mouchoir blanc qu’il pose sur ses cheveux gris, drus et courts, et qu’il prend sous son képi.

Je m’embéguine de la même manière, car, pour toutes les questions de tenue, l’usage est de se régler à droite. Nous suivons la lisière gauche ; nous atteignons cet observatoire où, depuis quelques jours, le colonel a pris l’habitude de s’établir. Dix-huit pièces attelées sont là qui attendent, et reluisent, et dorment au soleil. Le chef d’escadron vient recevoir des ordres ; puis nous montons et tournons dans cet escalier hélicoïdal, nous prenons pied sur cette dunette de fer qu’ombrage et évente une toile à voiles ; elle se gonfle et claque en faisant tinter ses anneaux le long de ses tringles.

— D’ici, nous verrons bien l’ensemble… prononce le colonel, et il tire de sa poche une petite jumelle dont la clarté doit être grande et le grossissement faible. Chaque officier ayant besoin d’un instrument approprié aux fonctions de son grade, ceci est une jumelle de colonel.

— Oh ! oh ! reprend-il en se penchant à la balustrade, vont-ils pouvoir passer ?…

Il regarde cette difficile contremarche qui s’exécute à nos pieds ; le front est si restreint que chaque pièce, en tournant, court risque de casser son timon. Les attelages se plient à gaucho et tracent un demi-cercle. Chaque file s’approchant ainsi de la voisine, la ligne devient continue, mais on sent encore dans cette masse mouvante un ordre et du parallélisme. Puis, c’est l’oblique par lequel on rejoint la direction première : des jours reparaissent dans cette compacité noire ; les dix-huit pièces ressortent des dix-sept intervalles.

Tout cela vient se rompre, s’arrêter, fumer et détoner devant nous. Le tir éclate avec une intensité terrible, et voici travailler cette machine de mort qu’un mot d’un homme a mise en feu. Vainement crierait-on : halte ! à cette tuerie, comme vainement on tenterait d’arrêter à la main le volant d’une machine à vapeur ; un automatisme redoutable entraîne à cette œuvre ces singuliers outils, où les puissances de la poudre et du métal sont compliquées de volonté humaine ; huit bras les préparent et les bandent ; tout d’un coup la déflagration violente leur déchire lame ; ils rugissent,