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Le jeune Dracontius chante l’enlèvement d’Hélène, les crimes de Médée, l’aventure d’Hylas, les plaintes d’Hercule, « quand il voit les têtes de l’Hydre augmenter, à mesure qu’on les coupe. » Il compose en vers des controverses sur les mêmes sujets qu’on traitait en prose du temps de Sénèque et de Quintilien, trois ou quatre siècles auparavant. Une de ces controverses mérita l’honneur d’être déclamée publiquement, dans les thermes de Gargilius, en présence des magistrats de la province. Elle est pourtant bien médiocre, et si Dracontius n’avait jamais écrit d’une autre façon, ce ne serait pas la peine de la disputer à l’oubli ; mais une crise violente, qui changea sa vie, lui donna l’occasion de produire une œuvre plus importante : le malheur fit jaillir de son cerveau une veine de talent qui s’ignorait.

Il est naturel que le joug des Vandales ait pesé à tous ceux qui cultivaient les lettres et qu’ils aient regretté la domination romaine. Nous venons de voir que beaucoup d’entre eux, quoique fort ennemis de la barbarie germanique, s’étaient pourtant résignés à flatter leurs nouveaux maîtres. Les malheureux ne connaissaient pas d’autre métier, et c’était pour eux le seul moyen de ne pas mourir de faim. Mais il y en avait aussi à qui cette servitude semblait intolérable et qui se vengeaient de la subir par des vers méchans, qui couraient le monde et qu’on devait punir sévèrement quand on en découvrait l’auteur[1]. La faute de Dracontius était plus grave encore : « J’ai eu le tort, dit-il en nous faisant sa confession, au lieu de célébrer des rois pleins de modération, d’en chanter un que je ne connaissais pas, et qui n’était pas mon maître. » Ce prince étranger que Dracontius s’accuse d’avoir chanté, c’était certainement le César qui régnait à Byzance. Depuis que l’empire d’Occident n’existait plus, il représentait Rome. Tous ceux qui restaient fidèles au souvenir des Romains avaient les yeux sur lui ; en lui adressant des vers, Dracontius se mettait en révolte ouverte contre les Vandales, il n’est pas surprenant qu’on l’en ait très rigoureusement puni : il fut battu, enfermé, dépouillé de ses biens et de ses places. En vain essaya-t-il de toucher le roi par ses prières, de lui promettre que désormais il consacrerait sa muse à sa famille, le roi fut inflexible. Il avait bien raison de croire que l’empereur de Constantinople ne renonçait pas à l’espoir de reconquérir l’Afrique, et il était naturel que

  1. Nous avons conservé une de ces pièces insultantes dans laquelle l’auteur, pour se moquer des barbares qui occupent l’Afrique, mêle à ses vers latins quelques mots tudesques. On y reconnaît les termes qui signifient encore aujourd’hui : à boire (ia drinkan). Il est vraisemblable que ceux qui vivaient dans le voisinage des soudards vandales avaient l’occasion de les entendre souvent prononcer.