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IV

On est tout d’abord tenté de croire que, puisqu’il est Africain de naissance, il doit avoir emprunté à l’Afrique ce qu’il ne tient pas de Rome. C’est en effet l’opinion générale, et l’un des derniers écrivains qui se sont occupés d’Apulée, M. Monceaux, trouve « ‘qu’il reproduit bien l’image de son pays natal », et « qu’il aurait l’air d’un Bédouin dans un congrès de classiques. »

Est-ce bien vrai ? Je ne le crois pas. Pour le fond même de son ouvrage, ce « Bédouin » a pris la peine de nous apprendre aussi clairement que possible à quelle source il avait puisé. Il nous dit, en commençant son roman, qu’il va nous raconter une histoire grecque : fabulam græcanicam incipimus. Nous savons en effet que les aventures de Lucius de Patras avaient une certaine popularité en Grèce ; il n’est pas douteux non plus que les amours de Psyché n’aient la même origine ; et parmi les autres récits, qui sont plus courts et moins importans, en est-il un seul qu’on puisse soupçonner d’être d’origine africaine ? Il aurait pu à la rigueur les emprunter aux gens de son pays : les Numides devaient être aussi avides de ces sortes de fables que le sont leurs descendans, et l’on a fait de nos jours des recueils de contes kabyles, dont plusieurs peuvent remonter très haut. Mais ceux d’Apulée viennent d’ailleurs ; il ne les a pas entendus dans les veillées des Mapalia. Pour que nous sachions où il est allé les prendre, il les appelle lui-même des « fables milésiennes ». Elles ont couru le monde pendant toute l’antiquité, ces fables charmantes, et l’on peut dire que leur voyage dure encore : si quelques-unes sont entrées dans les littératures modernes, grâce à Boccace et à La Fontaine, d’autres circulent plus obscurément dans la mémoire fidèle du peuple ; elles passent d’un pays à l’autre, par des chemins que nous ne savons pas, se modifiant, se renouvelant et se répétant sans cesse. Pétrone avait déjà puisé à cette source intarissable. Il leur doit la Matrone d’Ephèse, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature légère. Apulée, qui a moins de grâce et de finesse que Pétrone, leur a fait aussi des emprunts fort agréables : le Cuvier, imité depuis par La Fontaine, et les Pantoufles de Philœtère sont des contes fort amusans, et dont on reconnaît du premier coup la provenance. Il en est de même des personnages dont il nous fait l’histoire : ces maris trompés, ces femmes légères, ces aventuriers, ces voleurs de grand chemin, ils viennent tous en droite ligne de la Grèce. Ce n’était pas une raison pour qu’ils parussent dépaysés on Afrique. Les Africains, depuis les rois numides, avaient fait un bon accueil aux lettres grecques et s’étaient