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dans les pays vaincus. Les empereurs favorisaient partout les professeurs d’éloquence ou de grammaire par des privilèges et des exemptions d’impôts ; ils fondaient quelques chaires de rhétorique ou de philosophie, à Rome par exemple ou à Athènes ; mais le plus souvent ils laissaient les villes prendre l’initiative de ces créations. Du reste, ils n’avaient pas besoin de s’en occuper : leur civilisation exerçait sur les peuples de l’Occident un attrait invincible. Pour les engager à parler la langue du vainqueur ou à lire les chefs-d’œuvre de sa littérature, comme à imiter sa façon de vivre, on n’a pas eu recours à la contrainte ; ils s’y précipitaient d’eux-mêmes. Quand on voit la passion qu’ils mettaient à s’instruire, il est impossible de prétendre qu’ils soient devenus Romains malgré eux.

Ce qui les a surtout conquis, c’est la rhétorique : elle ne jouit pas aujourd’hui d’une bonne renommée, et il nous est difficile de croire qu’elle ait jamais eu beaucoup d’importance. Il n’en est pas moins vrai qu’elle était l’âme de cette éducation qui s’est répandue dans le monde entier et qui a civilisé les nations les plus barbares. Il y a eu un temps où, — de l’Atlas au Rhin et de l’Euphrate à l’océan Atlantique, — on ne connaissait pas de plaisir plus délicat que d’entendre bien parler, où l’on tenait par-dessus tout à savoir les règles qui l’enseignent, où l’on regardait cette connaissance comme celle qui distingue le mieux le civilisé du sauvage. Le rhéteur grec ou latin suit les légions ; il va s’établir dans les pays qu’elles ont traversés et il en achève la conquête. La merveille, c’est que l’art dont il fait des leçons s’y acclimate si vite que les écoliers de la veille dès le lendemain sont des maîtres. L’Espagne, qui a si longtemps résisté aux armes romaines, dès le premier siècle produit des orateurs qui servent d’exemple à ceux de Rome, Porcius Latro, puis les Sénèque. La Gaule est si enchantée de l’art qu’on vient de lui apprendre qu’elle le répand chez les nations voisines ; c’est elle, nous dit Juvénal, qui a formé les orateurs de la Bretagne :


Gallia causidicos docuit facunda Britannos.


La Bretagne, à son tour, y prend tant de goût, que Thulé, l’île placée aux limites du monde, parle de se pourvoir d’un professeur d’éloquence :


De conducendo loquitur jam rhetore Thule.


L’Afrique aussi fait à la rhétorique un si bon accueil, elle l’étudie avec tant de complaisance, elle s’empresse tant autour des chaires où on l’enseigne, qu’au bout de quelques années le pays de