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préventions qu’il fallait vaincre. Entre les deux pays, entre les deux gouvernemens, il n’y avait, certes, aucune ressemblance, aucune analogie ; mais chacun dans sa sphère n’avait rien à craindre de l’autre, et pouvait en espérer quelque chose. Le tsar l’a compris, et il a étonné beaucoup de personnes en Europe par la force de caractère avec laquelle il s’est affranchi de vieux préjugés pour ne considérer, entre lui et nous, que l’intérêt commun aux deux nations. L’empereur Alexandre est un esprit droit et simple ; l’intrigue n’a pas de prise sur lui, il y est en quelque sorte réfractaire. Il voit son but distinctement et il y marche. Son but est la paix. Il a voulu que la paix ne dépendit pas uniquement de la triple alliance, et il lui a donné une garantie plus sûre que la modération intermittente de l’Allemagne ou de l’Italie, et que la patience de la France, mise quelquefois à de dures épreuves. Son entente avec nous a rétabli en Europe un équilibre naturel, qui est sa création personnelle et restera son grand honneur devant l’histoire. Qu’il y ait vu l’intérêt de la France, soit ; mais, avant tout, il était Russe et il y a cherché l’intérêt de la Russie. Voilà pourquoi, s’il est enlevé à l’affection de ses sujets et à la confiance de l’Europe, son œuvre lui survivra, car il était plus difficile de l’inaugurer qu’il ne l’est de la maintenir.

Mais ce sont là les raisonnemens des hommes politiques. La grande majorité des Français n’est pas entrée dans ces considérations lorsqu’elle a appris la maladie d’Alexandre III : elle a été émue jusqu’au fond de l’âme pour des motifs d’un ordre moins complexe. Le tsar, chez nous, est populaire pour lui-même, uniquement parce qu’il nous a fait du bien. Il y a près d’un quart de siècle, nous avons été cruellement malheureux : depuis lors, le sentiment de notre infortune a continué de peser sur nous d’un poids d’autant plus lourd que nul ne nous avait aidés à l’alléger. Bien au contraire, nous avons trouvé, chez presque tous les gouvernemens de l’Europe, une sorte de parti pris de ne pas nous laisser oublier l’année terrible et d’y ramener constamment notre pensée. Était-ce politique ? On le croyait. Était-ce généreux ? On ne s’en souciait guère. Il était convenu que la France, qui pendant tant de siècles a brillé d’un vif éclat sur le monde et a été un des héros de la civilisation universelle, était devenue un fâcheux trouble-fête, un élément de sourde agitation, un danger continuel contre lequel toutes les nations prudentes et sages devaient prendre solidairement des précautions. Il y avait une conspiration générale pour nous dénigrer : encore employons-nous les termes les plus adoucis. Si on nous accordait quelques satisfactions de détail, ou si on nous les laissait prendre, c’était pour nous rappeler aussitôt au souvenir de notre déchéance, comme si on avait toujours peur de nous la voir oublier. Tous les moyens semblaient bons pour nous maintenir dans un état de dépression morale qui devait nous conduire à ce degré de découragement où l’on accepte tout. La triple alliance ne croyait pas pouvoir garantir la paix