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et surtout Othello et Falstaff sont venus combler. Othello, Falstaff, ne sont les chefs-d’œuvre du maître, que parce qu’ils sont des œuvres plus égales et plus unes. La vérité ne se contente plus d’y jeter des éclairs, d’y frapper des coups violens ; tout en est illuminé, tout en retentit. Ici presque plus de lacunes, de fondrières ; plus de hasard ni d’erreurs. On a, je crois, défini la musique le rapport entre le son et l’âme. Verdi ne devait pas mourir sans avoir saisi ce rapport et l’avoir manifesté dans son infinie grandeur et dans son détail infini.

Du terme enfin touché par le vieux maître, on pourrait jeter les yeux sur l’une des étapes ou des stations de sa route, et pour mieux sentir le miracle suprême, refaire tout le pèlerinage. Mais puisque d’un même sujet (et quel sujet ! ) à quatre-vingts ans d’intervalle, deux fois s’inspira la musique d’Italie, il paraît plus intéressant, plus naturel au moins, d’opposer les deux inspirations, d’Othello de Rossini et celui de Verdi se répondent, ou plutôt se contredisent : l’un, signe d’erreur et de décadence ; l’autre, de relèvement et de vérité.

C’est un mensonge d’abord, et même, comme nous disions plus haut, un mensonge joyeux, que le livret rossinien. Rien ne se peut imaginer d’aussi étonnant, et j’admire qu’on ait su tirer de Shakspeare une pareille ineptie. Drame, caractères, poésie, tout y est abaissé au niveau d’un art sans respect et d’un public sans conviction. Rien ne prouve que l’auteur de cette chose misérable et ridicule ait seulement lu Shakspeare et jamais rien su d’Othello, sinon que c’était un nègre, qui tua sa femme par jalousie. En tout cas le marquis Berio (c’est le nom du poète italien) a pris toute Licence avec son confrère anglais. Cassio, par exemple, lui paraissant inutile, il le supprime. Roderigo lui suffit. C’est de Roderigo qu’il l’ail l’amoureux transi, le don Ottavio de Desdemona. C’est contre lui qu’il déchaîne Othello ; non pas au moins parle moyen fameux et trop familier du mouchoir, mais par la fiction infiniment plus comme il faut d’une lettre surprise. Rien d’aussi dépouillé d’artifice, j’allais dire d’aussi bon enfant que les scènes entre Othello et Iago. La scène plutôt, car il n’y en a qu’une, et sommaire. Ah ! l’on ne s’attardait point alors à la psychologie. « De toutes les niaiseries du libretto, celle-ci est la plus plaisante. Le moindre roman copié de la nature eût appris au littérateur estimable que je prends la liberté de critiquer, que le cœur humain rend plus d’un combat, est agité par plus d’un doute avant de renoncer pour toujours au bonheur suprême et le plus grand qui existe sur cette terre, de ne voir que des perfections dans l’objet aimé. » — C’est Stendhal qui dit cela, et, ma foi ! pour Stendhal critique cela n’est pas mal dit.

Donc Othello provoque Roderigo, et tous deux se battent en duel. Desdemona survient et les sépare. Le père de Desdemona parait à son tour ; elle se déclare l’épouse du More ; il la maudit. Elle, infiniment