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ne se risque. Un instant, Agnès croit qu’Eynar songe à se sacrifier. Mais il recule. Alors, s’arrachant à lui, elle s’élance elle-même vers la rive, et se précipite dans la barque. « Il y a un océan entre nous ! » crie-t-elle à son fiancé. La foule entière court jusqu’à la côte pour les retenir. Mais déjà le bateau s’éloigne, tandis qu’Agnès, le front serein, répond aux objurgations d’Eynar : « Je ne crains rien ; nous sommes trois à bord. »

Cependant l’orage se calme peu à peu, et Brand arrive à temps pour apaiser l’âme du moribond et lui fermer les yeux. L’homme est mort on paix, mais le crime reste. Il avilira l’âme des deux fils aînés du défunt qui ont été témoins du meurtre. L’idée de cet enchaînement du mal et de ses conséquences fait frémir Brand qui, une fois de plus, se résout à attaquer le péché jusque dans ses racines, et à choisir pour terrain de combat « un vaste espace où il puisse frapper d’estoc et de taille. » En ce moment, des hommes se présentent : une députation de paysans qui viennent lui proposer d’être leur pasteur. Il repousse leur offre. Ils s’en vont, la tête basse, et Brand va remonter en barque quand il aperçoit Agnès, qu’il n’avait pas remarquée jusque-là : Agnès assise sur la rive, absorbée dans un rêve. Il s’arrête devant elle.

BRAND. — Comme elle est immobile ! On dirait qu’elle écoute et qu’il y a du chant dans l’air !

Agnès, c’est le type de la voyante, qui a obsédé plus d’une imagination ; c’est ce côté supra-terrestre de la femme, dont on nierait l’existence réelle si des figures historiques comme celle de Jeanne d’Arc n’étaient venues l’attester.

Maintenant, voici la mère de Brand. Au bruit de l’exploit de son fils, elle arrive pour le voir et lui reprocher de risquer ainsi sa vie, la vie de l’unique héritier à qui elle laissera sen trésor amassé sou à sou. Brand la voit descendre de la montagne et d’abord ne la reconnaît pas.

« Peste soit du soleil ! » Tels sont les premiers mots qui sortent de la bouche de cette horrible mégère. Oui, horrible, mais d’une horreur si entière que la caricature devient comme un masque tragique, et qu’on se sent en présence non d’une demi-nature, mais d’un être complet, tout dominé par une monstrueuse passion. Et si hideuse qu’elle soit, cette passion, par cela même qu’elle en est une, élève cette figure au-dessus de la foule inerte, si bien que, contemplant tour à tour la mère et le fils, on se souvient des paroles de celui-ci : « Le mal peut enfanter le bien ; seule la platitude n’enfante que platitude. »

C’est un système, une noble manie, chez Ibsen, de reporter