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défaut. L’effet est franc, concordant, homogène et d’une sûreté de détails qui fait souvent penser à une photographie. De plus, il n’y a pas un élément idéal de glorification : pas un fil d’or, pas une nuée, pas un nimbe. Seulement, l’artiste a forcé la nature à concourir, sans déroger à ses lois, au sens mystique de l’œuvre. Ainsi, derrière le Christ, est une double fenêtre à plein cintre. Par l’une des ouvertures on voit un bout d’olivier, puis les collines de Nazareth et la plaine de Jezréel. Dans le cintre de l’autre, s’inscrit la tête du Christ, en sorte que le ciel, au loin lumineux, aperçu dans ce demi-cercle de pierre, lui fait une auréole naturelle. Nous voyons déjà la lumière du Dieu là où la mère n’a vu que l’ombre du supplicié.

Le Triomphe des Innocens, appelé quelquefois aussi la Fuite en Égypte, est nettement mystique. Ce n’est pas ce massacre hideux, cette boucherie infantile que les Flamands nous ont fait voir et qui ne sont souvent qu’un prétexte à mollets dodus, à joues rebondies, à mains potelées, tout cela fouetté de sang, du sang nouveau de ces petits êtres encore gorgés de lait. Ce n’est pas non plus cette fuite idéalisée, sans lutte, que les Renaissans nous ont montrée, cette promenade tranquille entre ciel et terre, avec des anges battant de l’aile comme des voiles de navires sous la brise. Ici, la Sainte Famille fuit réellement. Joseph coiffé du turban, les jambes nues, le dos chargé d’un grand cabas, de ses instrumens de travail et des souliers qu’il a quittés pour aller plus vite, marche à grandes enjambées, tirant le licou de l’âne, qui porte non seulement la Vierge et l’enfant, mais aussi toutes sortes de provisions, un fiascone, etc. Il tourne la tête vers le fond du tableau, vers les collines de Bethléem, où brillent, dans la nuit, les signaux des soldats d’Hérode, lancés à la poursuite des fugitifs. Mais lui seul semble effrayé. La mère juchée sur l’âne paraît heureuse, et l’enfant Jésus sourit en montrant de sa petite main tendue… Quoi donc ? Un spectacle bien singulier. Autour deux, devant, derrière aussi comme une garde d’honneur, comme ces bataillons d’enfans qu’on forme pour les rois au berceau, une multitude de petits bambins de l’âge de Jésus courent, gambadent, en agitant des palmes, des lys, des branches. L’un d’eux fait brûler de l’encens. Presque tous, demi-nus, des bonnets sur leurs têtes, de petites robes flottant sur leurs corps, sont enguirlandés de roses. Tout ce petit monde barbote délicieusement en traversant un ruisseau. Ce cortège fait lever sur l’eau de grosses bulles d’air et à la clarté bleue, surnaturelle, qui entoure leurs têtes, ceint leurs épaules, sertit leurs pieds et leurs mains, des chiens, gardiens d’un moulin qu’on aperçoit au loin dans la campagne, se détournent effrayés et semblent aboyer au perdu…