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ligne du bras court après la soudure de l’épaule, et les jarrets cherchent les cuisses. On dit que Watts dessine en peignant et que c’est son coup de pinceau qui fixe le contour ; on dit même qu’il transporte ainsi directement la figure du modèle dans sa composition, sans étude intermédiaire, afin de ne pas s’imprégner trop longtemps des formes qu’il a sous les yeux, dans la réalité. Le dessin se ressent de cette hâte. Les personnages ressemblent à de grands arbres que le vent jette dans de chimériques embrassemens. Ils se ploient, se courbent, se redressent avec des débandemens subits. Le vent joue un grand rôle dans ces toiles. Il mêle des nuages, des herbes, des oiseaux, des rayons, des voiles, des écharpes, des plis, des chevelures, des étreintes, des enjambées, des torticolis, des bistournages et des affaissemens. On ne sait où vont, d’où viennent, ce que veulent toutes ces lignes de couleurs crues, effilochées comme des écheveaux de laine à tapisserie. Les contours de M. Fantin-Latour, — l’artiste français qui se rapproche le plus de Watts, — sont précis en comparaison. En voyant Orphée, Eurydice, la fille de Caïn, la Mort, la fée Morgane se tordre et se détordre, on songe à la métaphore énergique du vieux poète :


De frayeur ou de crainte
L’âme lui bat au corps…


Sous cette pression, ils se livrent à des mouvemens de strepsichrotes. Subitement, ils détournent une moitié de leur personnage : le tronc par exemple, tandis que les jambes restent fichées en leur station première. Les chevelures rouges ou dorées croissent démesurément, descendent à terre, flottent comme des nuages : on dirait des réclames pour des marchands de pommade. Les mains sont occupées à des besognes inexplicables : ramasser de l’ombre, attraper des rayons de soleil… Des fleurs vaguent éparses, et avec cela, les chairs ont la pesanteur du bronze. Martelés en croûtes épaisses, les membres offrent un modelé à la fois sommaire et pénible. On dirait que du sang a coulé sur la toile et y a séché. Quant aux draperies molles et lourdes, bleuâtres ou livides sur des fonds de braise, elles se tordent, se creusent, se cassent, se divisent en mille canaux qui ruissellent. Il y a surabondance de plis. Les robes sont des surplis, les manches des accordéons. Toutes les couleurs crient ensemble. Parfois la violence de l’une atténuant la violence de l’autre, il se produit une harmonie à la vénitienne, mais c’est pour peu de temps. Les couleurs accompagnatrices chantent si faux que, malgré la beauté d’un duo, l’ensemble produit l’effet d’une cacophonie. Et l’on va quitter la