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une dizaine au moins de genres littéraires tout autres, dont chacun a été ensuite largement exploité. C’est lui qui, avec son Hans Pfaal, a ouvert la voie au roman scientifique, et au roman judiciaire avec le Drame de la rue Morgue, et au roman spirite avec les histoires de Bedloe et de M. Waldemar, sans compter le roman métaphysique et le roman poétique : car je ne vois rien qui ait précédé Morella, Ligeia, Eléonore, et il est trop facile de voir ce qui les a suivies. Et cet homme d’un génie si divers est mort à 37 ans, d’ivrognerie et de misère, dans un hôpital de Baltimore, après s’être fatigué pendant vingt ans à rédiger des notices bibliographiques, à corriger des épreuves, et à surveiller la mise en pages, dans d’obscures revues où il était employé. Étrange, mystérieuse, déconcertante figure ! Et d’autant plus j’ai hâte d’aborder l’analyse de ces pièces léguées à Griswold, et qui ont amené celui-ci à porter sur son ami un si dur jugement.

J’ai lu et relu ces pièces avec une attention extrême. Et je dois dire tout d’abord qu’il m’a été impossible d’y découvrir une seule ligne qui justifiât, si peu que ce fût, la dureté du jugement de Griswold ; de telle sorte que j’en suis à me demander si c’est moi qui ne sais point lire, ou si vraiment Griswold, et ses compatriotes à sa suite, se font de la probité et de l’honneur une idée assez étroite pour en exclure un homme simplement parce qu’il est pauvre, malade, et toujours en peine de gagner sa vie ! Car il n’y a pas jusqu’à l’ivrognerie de Poe qui ne se trouve expliquée, et en quelque mesure excusée, dans plusieurs des pièces de ce dossier. Tous les amis du poète sont unanimes à dire qu’il a lutté contre sa passion jusqu’au bout avec un courage touchant, qu’à de nombreuses reprises il est parvenu à la dominer, souvent pour de très longues périodes, qu’il en aurait assurément triomphé tout à fait dans une condition de vie plus heureuse et plus calme, et que, d’ailleurs, quelques gouttes de vin ou d’alcool suffisaient pour le griser. Le vrai malheur de Poe n’est pas d’avoir été un ivrogne : plusieurs de ses confrères anglais et américains l’ont été plus que lui, et sans que personne ait eu l’idée, après leur mort, de s’en indigner. Mais il avait le tort impardonnable de s’enivrer au cabaret, au lieu de s’enfermer dans son cabinet, ainsi que doit le faire un gentleman, pour boire son whiskey et pour rouler sous la table. C’est par là qu’il s’est attiré de son vivant la défaveur de ses chefs, et après sa mort le mépris de ses biographes ; par là, et par la négligence de sa mise, et par ses fréquens besoin d’argent, et par sa facilité à lier conversation avec des gens de peu. Mais ne voit-on pas que tout cela dérive de la même cause, de cette funeste habitude de s’enivrer en public !

Je ne crois pas, en tout cas, que l’on puisse trouver dans les pièces publiées par la Century un seul vrai grief autre que celui-là. Et je ne crois pas qu’on puisse lire ces pièces sans pardonner au poète ce grief-là même, tant est profonde la douleur qu’il en a, et sincère son désir