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mander. Comme au reste vous travaillez déjà depuis cinq ans à la statue du lieutenant général de Winterfeld, j’entends que, si cette statue n’est pas déjà achevée, elle ne tarde pas de l’être. »

Sans s’émouvoir, Sigisbert répondit en envoyant la note de ses frais pour le monument de Schwerin, note que le roi, dans une lettre à son architecte, déclare « absolument exorbitante. » Quelques mois après, nouveau billet du roi : « Je vois par votre lettre que vous prétendez conserver la pension qui vient de vaquer par la mort d’un de vos ouvriers, et en ai été d’autant plus surpris que jusqu’ici vous avez travaillé avec une paresse inouïe, et qui aurait mérité que je vous chasse il y a longtemps, ce qui, comme je vous avertis d’avance, ne manquera pas d’arriver, si vous continuez de travailler sur le même pied négligent que je vous connais depuis que vous êtes dans le service. »

M. Seidel cite encore d’autres billets sur ce ton. Le 6 mai 1769, Frédéric fait savoir à Michel qu’il le chassera s’il n’a point achevé la statue dans le délai de neuf mois. Michel laisse passer les neuf mois, et un beau jour, quand il voit que décidément sa position est devenue impossible, il disparaît, s’enfuit à Paris.

Mais la comédie de ses démêlés avec Frédéric ne s’arrête pas là. De Paris, en 1773, il écrit au roi pour lui demander à reprendre son poste. Frédéric lui fait répondre par son secrétaire : « Le roi vient de recevoir la lettre que son ci-devant sculpteur Sigisbert lui a adressée sous le 13e de ce mois. Ce sculpteur ayant passé plusieurs années à ne rien faire que des folies, et à déserter à la fin son poste, Sa Majesté ne saurait être que très surprise d’une proposition aussi singulière que celle dudit Sigisbert, de vouloir revenir dans ses États. »

Alors Sigisbert, furieux, imagine d’écrire à l’empereur d’Autriche pour se plaindre du roi de Prusse. Sa lettre, publiée naguère dans les Archives de l’Art français, est un monument de folie. Sigisbert expose à l’Empereur qu’il a fait pour Frédéric trois ouvrages en marbre, une statue de Mars, une statue du maréchal Schwerin et un buste de Coccy que Frédéric a hautement admirés, et qui jamais ne lui ont été payés : ces trois ouvrages sont, en réalité, de son prédécesseur Adam, et Sigisbert n’a eu qu’à les mettre au point. « J’ai les titres les plus forts, écrit-il dans sa supplique, mais aucun tribuneau ne veut rien connaître, j’ai affaire à un Roy qui a 300 000 hommes. » Il ajoute qu’il a 78 ans, ce qui est bien invraisemblable, la lettre étant de 1774, et Sigisbert étant né en 1728.

La lettre, d’ailleurs, ne produisit aucun effet, comme il était à prévoir. Mais Frédéric ne put jamais oublier tous les tracas que lui avait causés Sigisbert. Il le prenait, en vérité, pour un fou, plutôt que pour un fripon, et peut-être avait-il raison. Mais il n’aimait pas les fous, et il n’y a pas d’espèce d’homme qu’il méprisât davantage.