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PATERNITÉ. 39

dives passions qui tourmentent parfois si cruellement les hommes qui ont doublé le cap de la cinquantaine. Non ; mais lorsqu’il re- tombait dans ses songeries matrimoniales, lorsqu’il [se forgeait en imagination une vie nouvelle où, jetant aux orties le froc de célibataire, il deviendrait un père de famille, c’était [toujours la franche et réveillante figure de M™" Liénard qu’il voyait apparaître aux fenêtres de son château en Espagne. Tout en s’acheminant vers la Roselière, il édifiait une fois de plus ce chimérique re- fuge où il rêvait d’abriter sa maturité. « Assurément, songeait-il, s’amouracher à mon âge prête un peu au ridicule, mais M""® Lié- nard réaliserait si bien mon idéal ! Avec sa grâce, son entrain, son naturel enjouement, elle égaierait les années qui me restent à vivre ; elle n’a ni la frivolité, ni la coquetterie des caillettes mon- daines que je rencontre à Paris, elle serait une active femm^ d’intérieur, une maîtresse de maison qui me ferait honneur, et, n’ayant pas eu d’enfans, elle s’attacherait d’autant plus à ceux qui pourraient naître de notre mariage... Oui ; mais, en supposant qu’elle accepte de lier son existence à la mienne, ne serait-elle pas un peu trop jeune et trop verte pour mes cinquante ans ?... »

Ce fut en ruminant ces pensées légèrement égoïstes qu’il tra- versa l’allée des frênes et arriva sur la terrasse.

11 trouva M""^ Liénard occupée à cueillir des fleurs, dans son jardin.

— Vous le voyez, madame, dit-il en la saluant, j’abuse de la liberté que vous m’avez donnée et je viens sans façon passer une heure avec vous, en voisin.

Camille Liénard l’accueillit par un sourire et lui tendit sa pe- tite main brune, que les épines des rosiers avaient rayée de minces éraflures : — elle était enchantée de le revoir et demandait seule- ment la permission d’achever sa cueillette.

— Je n’en aurai pas pour longtemps, ajouta-t-elle, mais c’est une besogne pressée... Je me suis aperçue que les vases du salon avaient besoin d’être regarnis... Il y a deux choses que je ne puis souffrir : les rubans défraîchis et les fleurs fanées.

— Puis-je vous aider ?

— Certainement. Prenez un sécateur et ayez la bonté de cou- per les fleurs que je vous désignerai.

Delaberge se mit gaîment à l’ouvrage. A mesure qu’elle lui nommait une plante, il la cueillait docilement. Parfois il com- mettait quelque bévue et se faisait vertement rabrouer. Debout au milieu de l’allée, les cheveux au vent, les yeux luisant dans l’ombre du chapeau de paille. M""* Liénard, serrant contre sa poitrine la gerbe déjà volumineuse, lui jetait ses indications d’une voix nette et musicale :