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L’attitude prise à Zurich par les délégués français donne à penser que nos ouvriers commencent à apercevoir le piège qui leur a été tendu par les socialistes d’outre-Rhin. Les apôtres de la journée de huit heures faisaient valoir que, en nécessitant l’emploi de trois ouvriers où deux suffisent aujourd’hui, elle assurerait du travail aux ouvriers inoccupés : ils se taisaient sur la question des salaires, comme s’il pouvait être indifférent aux industriels que le coût de leur main-d’œuvre fût accru de 33 pour 100. La difficulté est signalée aujourd’hui. Il n’aurait plus manqué que de ressusciter la prétention émise autrefois par les ouvriers anglais de limiter la production des ateliers à raison de tant de yards par métier, afin que la baisse des prix ne pût être déterminée par la surabondance de la marchandise. Les Trade-Unions n’ont pas tardé à reconnaître que ce système entraverait tout progrès et détruirait toute industrie dans le pays qui s’y soumettrait. Croit-on que les ouvriers français seront moins clairvoyans, et ne s’apercevront pas que toute limitation du travail est une entrave mise à leur liberté et un préjudice porté à leurs intérêts ? Tout l’effort de l’industrie moderne tend à abaisser le prix de revient des produits, afin de pouvoir donner ceux-ci à meilleur marché. Si les ouvriers d’un pays essaient de se mettre en travers de ce mouvement universel ; si, par un faux calcul, ils arrivent à élever les prix de revient et à faire baisser la valeur vénale des marchandises, ils indisposeront contre eux l’ensemble de la communauté, et, comme ils sont consommateurs aussi bien que producteurs, ils pâtiront les premiers de ce résultat, si même ils ne font périr l’industrie à laquelle ils s’attaqueront, comme on pourrait en citer des exemples en Angleterre et en Allemagne, et à Paris même, où l’industrie de la chapellerie, entre autres, a succombé par suite d’une tentative de ce genre.

Quel ouvrier intelligent et de sens rassis n’apercevra pas le lien réel, bien que peu apparent, entre la question de la journée de huit heures et la guerre faite, à Paris, aux bureaux de placement ? Nous-même avions proposé, il y a quelque trente ans, d’établir dans chaque mairie un registre sur lequel les ouvriers en quête de travail pourraient se faire inscrire gratuitement, en donnant l’indication des maisons dans lesquelles ils avaient été employés. Il nous fut objecté que les patrons ne consulteraient guère le registre et qu’ils continueraient à s’adresser aux bureaux de placement, où ils obtiennent des renseignemens plus précis et où ils peuvent être mis en présence des ouvriers pour les voir et les juger. C’est cette faculté que les meneurs de la Bourse du travail veulent enlever aux chefs d’industrie : ce seraient désormais les