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conquérir à leurs doctrines avant de pouvoir appliquer leurs théories sur l’abolition de la propriété privée, la mise aux mains de l’Etat de tous les instrumens de travail, et de tous les ressorts de l’existence nationale, au moyen de l’établissement de la centralisation la plus oppressive. Au congrès de Zurich, les socialistes allemands avaient déclaré, sans circonlocution et sans ambages, que la première et la plus équitable réforme à accomplir était la suppression par tous les moyens de la propriété capitaliste. M. Bebel en septembre 1893 a renouvelé cette déclaration au congrès de Cologne. Les socialistes français y mettent moins de franchise depuis qu’ils projettent de faire de la propagande dans les campagnes ; mais leurs idées sont identiques à celles de leurs confédérés allemands. Voici en quels termes, au mois de juillet 1892, dans une conférence imprimée, le gendre de Karl Marx, le député Paul Lafargue, exposait l’usage que son parti ferait du pouvoir, après l’avoir conquis : « Le prolétariat, maître des pouvoirs de la commune et de l’Etat, imitera l’exemple qu’a donné la bourgeoisie au siècle dernier, et, après avoir exproprié politiquement la classe capitaliste, il l’expropriera économiquement : il fera cesser l’antinomie entre l’organisation communiste de la production et l’appropriation individualiste des instrumens de travail et des fruits du travail ; il socialisera la propriété capitaliste : alors il y aura non seulement mise en commun des moyens de production, mais encore mise en commun des moyens de jouissance. » Malgré les grands mots et les termes abstraits employés, peut-être à dessein, dans ce programme quasi-officiel du socialisme français, il ne sera pas difficile d’en dégager la pensée, et de faire comprendre qu’il s’agit de prendre sa terre au propriétaire du sol, son cheval et son matériel agricole au fermier, aussi bien que d’exproprier sans indemnité les mines, les bois, les chemins de fer, etc., et de réduire tous les dépossédés à attendre désormais leur subsistance d’un pouvoir anonyme et inconnu.

Pour mesurer les chances de succès de ce programme, décomposons cette population agricole dont il faudra obtenir le concours.

Nous ne nous trouvons pas, comme en Angleterre, en présence de milliers d’ouvriers agricoles et d’un petit nombre de propriétaires d’immenses domaines ; les situations et les mœurs sont toutes différentes. Lord Salisbury, recherchant devant une importante réunion d’agriculteurs pourquoi les mesures votées par le parlement pour faciliter la division des grands domaines et rendre la propriété accessible aux classes laborieuses n’avaient eu qu’un médiocre succès, et pourquoi le nombre des