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brâhmanes ou du moins sous leur inspiration, maintenue par eux, put se substituer à l’état plus ancien ; l’organisation moins précise des classes s’y résorba. Dans l’antiquité classique la lente fusion des classes est à la fois le stimulant et le résultat de l’idée civile et politique qui se dégage. Dans l’Inde, la puissance théocratique enraie toute évolution en ce sens. L’Inde ne s’est élevée ni à l’idée de l’Etat ni à l’idée de patrie. Au lieu de s’élargir, le cadre s’y resserre. Au sein des républiques antiques la notion des classes tend à se résoudre dans l’idée plus large de la cité ; dans l’Inde elle s’accuse, elle tend à se circonscrire dans les cloisons étroites de la caste. N’oublions pas qu’ici les immigrans se répandaient sur une aire immense ; les groupemens trop larges étaient condamnés à se disperser. Dans cette circonstance les inclinations particularistes puisèrent un supplément de force.

Je ne puis me persuader que la caste soit sortie de la tribu autochthone. Le régime a été trop énergiquement embrassé par les brâhmanes ; ils l’ont élevé à la hauteur d’un dogme. A tous ses élémens constitutifs les autres rameaux aryens opposent des analogies frappantes, plusieurs d’autant plus décisives que la parenté y éclate moins dans des rencontres extérieures que dans la communauté des idées directrices. Les tribus aborigènes, quand nous les voyons entrer dans le cadre brâhmanique, et si aisément que leur organisation assez fluide se plie à des exigences nouvelles, sont forcées, au passage, de la soumettre à bien des retouches. Elles gardent longtemps leur marque d’origine. On y discerne les traces persistantes d’un apport étranger qui détonne quelque peu dans l’ensemble, les clans à totem par exemple. Comment croire que les brâhmanes aient emprunté à des vaincus, pour lesquels ils n’ont cessé d’afficher le plus humiliant dédain, les règles compliquées de pureté au nom desquelles ils raffinent soit sur la nourriture, soit sur les rapports personnels ? Qu’ils se soient si volontiers approprié une organisation sociale qui ne serait pas spontanément sortie de leurs traditions propres ?

On a parfois admis trop facilement que les indigènes étaient d’eux-mêmes en possession de tout ce système. Ils pouvaient, d’origine, en avoir certains traits ; il ne faut pas oublier pourtant que nous sommes ici exposés à plus d’une méprise. L’imitation des règles brâhmaniques s’est infiltrée jusque dans des populations restées d’ailleurs très barbares. Elles montrent à les adopter un penchant des plus forts. Tout en gardant les coutumes les moins orthodoxes, elles s’efforcent de s’adjoindre un clergé de brahmanes fort méprisé pour le concours qu’il leur prête, fort méprisant lui-même à l’égard de ses ouailles, mais dont, malgré tout, elles tiennent le patronage à grand honneur. Le rite brâhmanique