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chargé de ce qui concerne l’enseignement et la religion. Ces pauvres gens, incapables d’aucune résistance, se prêtent à leur destinée, qui est de faire tranquillement tout ce qu’on leur dit de faire, de prendre ce qu’on leur donne et de se montrer reconnaissans. C’est le royaume des bonnes intentions et de la bienfaisance ; mais pour y être heureux, il faut renoncer à toute virilité d’âme et à la dignité d’un citoyen. » C’est en sacrifiant leurs aises à leur passion pour la terre que les paysans français ont conquis la dignité de citoyen, et qu’ils sont devenus une classe politique, dont l’influence n’a cessé de s’accroître. Comme le dit miss Betham, ils ont déjà fait deux grandes choses : par leurs épargnes et leur travail ils ont réparé des malheurs qui semblaient irréparables, et par leur sagesse d’électeurs, ils ont préservé leur pays d’inutiles et sanglantes révolutions.

Elle n’a qu’un reproche à faire à ces paysans qu’elle admire, elle se plaint qu’ils manquent d’idéalisme, de poésie, qu’ils ne s’occupent guère de cultiver leur imagination, qu’ils ont oublié leurs vieilles légendes et qu’ils ne lisent pas la Bible. C’est le caractère des peuples catholiques et romans que le livre sacré n’a exercé aucune influence sur leur tour d’esprit comme sur leur littérature. La France n’a produit qu’un grand poète dont la Bible ait façonné l’imagination, il s’appelait Bossuet. Tous les poètes anglais, même les plus mécréans, tels que Byron et Shelley, l’avaient lue dès leur enfance, et on s’en aperçoit. Il est probable qu’elle fournit à tel laboureur du Sussex des mots pour exprimer ses plaintes et ses joies et des images qui se mêlent à tous les événemens de sa vie. Mais il ne faut pas croire que les images ne jouent aucun rôle dans l’existence du paysan français. Comme l’a dit George Sand, qui l’avait beaucoup pratiqué, « il est tout imagination sous son matérialisme apparent. C’est toujours l’imagination païenne, la personnification des choses qui l’entourent ; sa maison, son champ, son arbre, son mur, deviennent pour lui des êtres, des dieux, qui sait ? Il gratte le sol avec une vieille pioche ébréchée. Peut-être que ce vieil outil est un dieu aussi. » La propriété a sa poésie, surtout quand on l’a conquise par son travail, et si de grands poètes ont été des gueux, ils ont tous aspiré à posséder quelque chose. Le rêve de Shakespeare était d’avoir une maison et d’y vivre en bon bourgeois. Il avait juré de satisfaire un jour son ambition, et c’est à cela qu’il employait Ariel et Miranda.

Il y a dans l’esprit de miss Betham des contradictions qui me charment ; une femme qui ne se contredit jamais n’est pas une femme. Utililaire convaincue et romancière de son état, elle glorifie les machines agricoles, et elle pousse un grand soupir en confessant « que l’agriculture perfectionnée est aussi peu romantique que Chicago. » Elle a découvert que les fermiers de la Manche n’exportaient plus le gui en Angleterre, qu’ils faisaient une guerre d’extermination à ce pernicieux