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maisons très riches où la principale préoccupation paraît être d’assortir la couleur des glaces et des sauces à la couleur des services de porcelaine et des fleurs enrubannées qui couvrent la table ; mais à Boston la recherche de l’élégance extérieure ne retranche rien à l’excellence du fond. Il y a, bien entendu, dans les habitudes certaines choses qui nous étonnent : le premier déjeuner de viandes solides, le grape-fruit, cette grosse orange juteuse de la Floride, servie comme entrée en matière, l’abus de l’eau glacée, les hérésies en matière de vins. On peut dire cependant que sur les tables bostoniennes le menu atteste que les maîtresses de maisons ont beaucoup voyagé et rapporté de chaque pays d’Europe les plus excellentes recettes, greffées sur des plats de terroir qui ont bien leur mérite, comme les baked beans, pour ne parler que de ce plat de haricots très simple et pourtant aussi difficile à imiter que l’est ailleurs le non moins simple riz à la créole.


VI. — LES ILES. — MAISONS DES PAUVRES. — MAISONS D’OUVRIERS. — BRIGADES DE GARÇONS. — ASSOCIATION DES CHARITÉS DE BOSTON.

Les organisations de charité sont presque innombrables à Boston et durant les premières semaines de mon séjour dans cette ville j’attribuais à leur merveilleuse activité la suppression apparente du paupérisme. « Mais cependant, dis-je à l’une des femmes qui se consacrent avec le plus d’ardeur aux œuvres de bienfaisance, vous ne soulagez que ceux qui le méritent en s’aidant eux-mêmes ; que deviennent les autres, ceux qui ne se laissent pas enrôler dans le travail, les bohèmes qui du haut en bas de l’échelle sociale se dérobent à toute régularité ? Il n’y a pas de grande ville où des mendians ne tendent la main. Comment faites-vous disparaître cette catégorie d’individus ? » Elle me répondit : « Nous avons les îles. » Et elle me cita les paroles d’un professeur éminent qui a formulé des préceptes d’éthique relatifs au progrès social : « Une partie de la population ne pourra jamais se dire libre, en ce sens que l’éducation des enfans pauvres doit être, malgré les parens s’il le faut, dirigée par la société d’une façon progressive, et que cette même société a le droit de rendre esclaves (to enslave) tous ceux qui volontairement choisissent une vie de vagabondage. Le temps est passé où de bonnes âmes donnaient au vagabond du pain et un abri. Tout vagabond dans un pays civilisé doit être arrêté et forcé au travail sous une direction publique. »

Voilà donc comment s’achète, au détriment de l’indépendance