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là ! son ambition était de grouper autour de sa personne toutes les forces vives du monde politique : c’était une nouvelle forme de cette trêve de Dieu qu’en arrivant au pouvoir il a prêchée à tous les partis. L’idée d’un grand, d’un très grand ministère, s’est esquissée, dans sa tumultueuse imagination, et il a négocié à la fois avec la gauche dans la personne de M. Zanardelli, avec la droite dans la personne de M. di Rudini. Les avoir tous les deux dans son cabinet, était le plus cher de ses rêves ; au besoin, il se serait contenté de l’un ou de l’autre ; mais l’un et l’autre se sont récusés. Ils sont partisans d’économies assez considérables dans l’armée, et même ailleurs, et M. Crispi a déclaré que des économies militaires seraient « une aberration ! » Tout accord a donc paru impossible, et ceux qui savent à quel point M. Crispi est sourdement miné dans le monde parlementaire, malgré la trompeuse apparence qu’ont longtemps présentée les scrutins publics, n’en seront pas surpris. Ni M. Zanardelli, ni M. di Rudini ne se sentent disposés à infuser à leurs dépens un sang nouveau à un ministère qu’ils regardent comme épuisé. Ils le laisseront mourir, ils ne l’aideront pas à vivre. C’est ce dont M. Crispi ne se doutait pas. Il croyait évidemment qu’un appel de sa part réunirait à ses côtés les chefs de tous les groupes politiques, et qu’ils formeraient ensemble un faisceau indestructible. Haies conceptions volontiers épiques : le malheur est que les réalités ne s’y conforment point.

Les négociations avec M. Zanardelli et M. di Rudini sont rompues. Les télégrammes annoncent qu’on a fait appeler à Rome M. Brin. M. Brin est un ingénieur distingué, qui a été ministre de la Marine, puis, sans que personne ait compris pourquoi, ministre des Affaires étrangères. Mais il n’a un parti à lui ni dans la Chambre, ni au dehors. Appelé comme un pis aller, il est plus que douteux qu’il accepte d’entrer dans un nouveau cabinet Crispi, et certainement il n’y apporterait pas une très grande force. De quelque côté qu’on l’envisage, l’entreprise de M. Crispi a échoué. Le vide s’est fait autour de lui. Il a voulu réédifier son cabinet sur des bases plus larges, et n’y a pas réussi. Un autre, avant de brûler ses vaisseaux, aurait pris quelques précautions préalables ; mais M. Crispi ne doute de rien. Seulement cette confiance lui est toute personnelle, et il parvient de moins en moins à la faire partager.


Une nouvelle qui pourrait devenir beaucoup plus grave que toutes ces crises ministérielles plus ou moins avortées s’est répandue lundi dernier en Europe. Le sultan du Maroc est mort au cours d’une de ces expéditions qu’il était sans cesse obligé de faire pour maintenir ses sujets sous sa domination, et pour leur faire payer l’impôt. Moulaï Hassan avait à peine dépassé la soixantaine, et, bien que sa santé ait été ébranlée depuis quelque temps, rien ne faisait prévoir une fin aussi