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III

A qui sera confié ce pouvoir spirituel ? C’est ici que Saint-Simon a hésité toute sa vie. Jusqu’ici, très intentionnellement, je n’ai fait aucun état des dates pour exposer les idées de Saint-Simon, parce que les idées que je viens de rapporter sont celles qu’il a eues continuellement, de 1803 à 1825, depuis son premier ouvrage jusqu’au dernier. Maintenant il faut faire attention aux dates, au contraire, et suivre les variations de la pensée de Saint-Simon relativement à l’organisation du pouvoir spirituel. Ce pouvoir spirituel il a voulu d’abord le confier aux savans, artistes, penseurs, aidés par les propriétaires. Les savans, artistes, penseurs gouverneront, les propriétaires les aideront de leur argent, « s’ils ne veulent pas que les premiers, comme en 1780, jettent le peuple sur les seconds. » Du reste les propriétaires ne contribueront pas au gouvernement seulement comme tributaires ; le gouvernement temporel (pouvoir exécutif ? ) leur sera abandonné. — Tel est le sens des Lettres d’un habitant de Genève à ses concitoyens, lequel ne laisse pas d’être obscur.

Plus tard, en 1818, dans les Vues sur la propriété et la législation, c’est aux industriels que Saint-Simon veut que l’on confie la direction des esprits, et, à vrai dire, la direction de tout. L’épigraphe de l’ouvrage est celle-ci : « Tout par l’industrie et tout pour elle. » Le but on est ce qui suit : « Trouver un moyen légal pour que le pouvoir politique passe aux mains de l’industrie. »

En 1819, dans sa fameuse Parabole, brochure qui lui valut des poursuites judiciaires, il semble pencher à rendre une place aux savans, penseurs et artistes à côté des industriels dans le gouvernement normal : « Supposons que la France perde ses 3 000 premiers savans, artistes et artisans… Supposons, d’autre part qu’elle perde Monsieur, monseigneur le duc de Berri, monseigneur le duc d’Angoulême, monseigneur le duc de Bourbon, monseigneur le duc d’Orléans, tous les ministres, tous les conseillers d’Etat, tous les maréchaux, tous les évêques, |tous les préfets, sous-préfets, employés des mini stères, juges et les 10 000 propriétaires les plus riches, en tout trente mille… » dans lequel des deux cas sera-t-elle vraiment appauvrie ? Pourtant ce sont ces derniers trente mille qui gouvernent. Il en faut conclure que la société est mal faite.

En 1821, dans le Système industriel, le gouvernement est partagé entre les savans et les industriels. Saint-Simon commence même à revenir à sa conception de 1803 et à replacer les savans au premier rang. Il remarque — ce qui est une vue qui ne manque pas de justesse — que si les « féodaux » et les « prêtres » ont perdu