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que vers cette époque, avant que ses facultés intellectuelles n’eussent commencé à tomber en désarroi, il a donc dû se produire chez lui comme une dernière exacerbation, plus vive que les précédentes, de toutes ses facultés intuitives, circonstance bien faite pour aider à la genèse d’une œuvre encore plus belle que les autres. Le fait est que nous avons là une œuvre qui doit compter tout particulièrement, non seulement dans la littérature wagnérienne, mais encore dans la littérature allemande. Dans le premier ouvrage dont je viens de parler, il s’agissait d’une étude, surtout théorique, du drame tel que le concevait Nietzsche. Ici, au lieu que le drame soit considéré comme une chose abstraite, c’est un être humain, un génie dramatique vivant, qui fait le sujet du livre. L’auteur semble avoir gagné en progrès nouveaux dans la clairvoyance et la pénétration tout ce qu’il a éliminé d’abstrait du champ de sa méditation. Et, ici encore, il ne fait que mettre en pratique un autre axiome de lui : « Plus la vérité qu’on veut enseigner est abstraite, plus on doit commencer par séduire les sens pour arriver jusqu’à elle. » Ainsi, Nietzsche veut-il nous entretenir du rôle « simplificateur » de l’art : il commencera par nous parler de la puissance de concentration qu’a su exercer Wagner sur les sujets les plus divers, les arts, les religions, les différentes histoires nationales, etc. « Wagner, continuera-t-il, s’est assimilé tout cela, et il n’en est pas moins tout le contraire d’un esprit ne sachant que rassembler et classer des matériaux ; lui, il les domine tous, et il est l’artiste puissant qui les transforme et leur donne la vie ; il est un simplificateur du monde. » Et bientôt après, Nietzsche, pour achever de nous faire connaître sa pensée, ajoutera : « L’art n’a pas pour fonction de nous indiquer ce que doit être notre conduite immédiate… Les objets auxquels aspirent les héros tragiques ne sont pas indistinctement en eux-mêmes les buts les plus dignes d’aspiration. Aussi longtemps que nous nous trouvons sous le charme de l’art, notre appréciation des choses est altérée comme dans un rêve… cela tient à ce que l’art est l’activité de quiconque se repose. Les luttes qu’il représente sont des simplifications des véritables luttes de la vie ; les problèmes qu’il pose sont des abréviations du problème infiniment compliqué de l’action et de la volonté humaine. Mais la grandeur et la nécessité absolue de l’art résident justement en ceci qu’il fait naître l’apparence d’un monde simplifié, d’une solution plus prompte du problème de la vie. Aucun de ceux qui souffrent de la vie ne peut se passer de cette apparence, de même que personne ne peut se passer de sommeil. Plus la science des lois qui régissent la vie devient difficile, et plus la tension entre notre connaissance générale des choses et