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Richard Wagner à Bayreuth. Les quatre derniers sont réunis sous le titre général : Considérations inopportunes. Au sens tout à fait général où nous avons vu que pouvait s’entendre l’expression de littérature wagnérienne, il nous serait permis de nous arrêter indifféremment sur l’une ou l’autre de ces cinq études, d’autant plus que nous n’ignorons pas l’influence directe exercée alors par Wagner sur Nietzsche, et qu’il serait facile d’en suivre là partout la preuve. Faute de place, nous ne retiendrons cependant ici que la première et la dernière.

La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique (en allemand : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik) est une œuvre où l’on ne peut pas dire que le philologue domine, mais qui ne pouvait être conçue et exécutée comme elle l’est, que par un philologue. Nietzsche voyait alors en Wagner le génie qui devait réaliser pour les nations germaniques, en tenant compte des différences de milieux et d’époques, l’idéal humain de culture artistique déjà réalisé autrefois par les Grecs et pour les Grecs. Le livre est dédié à Wagner. Mais, sauf en quelques courts passages, ce n’est pas directement qu’il est une apologie de l’art nouveau de Wagner. C’est d’abord une définition très vivante et très passionnée des deux élémens opposés, éternellement indispensables, selon Nietzsche, à tout art parfait : l’élément dionysien et l’élément apollinien. « Apollon, dit-il en résumé, m’apparaît comme le génie révélateur du principe d’individuation, tandis que le joyeux appel mystique de Dionysos tend à faire briser au contraire les liens qui enserrent tout ce qui est individuel, pour tout ramener sur le chemin qui mène à la fusion avec les forces-mères de l’être. » A celui-ci, dans l’art, correspondra tout particulièrement la musique ; à celui-là, la statuaire. Anéantir l’un ou l’autre de ces deux principes, de ces deux instincts primordiaux de notre nature, c’est restreindre l’art ; c’est, soit le dessécher en le rendant trop purement formel, soit le dissoudre au contraire en lui faisant perdre toute forme. L’idéal, ce sera que tous deux subsistent l’un en face de l’autre, ou plutôt fondus l’un dans l’autre, qu’ils se développent tous deux, et que chacun d’eux en grandissant contribue au progrès de l’autre. Par le simple jeu qui fait que tout être aspire surtout à ce qui lui manque, et y aspire d’autant plus vivement qu’il a plus de forces pour sentir ce qui lui manque, le développement du principe dionysien, par exemple, ne doit-il pas engendrer un développement correspondant du principe apollinien ? et n’est-ce pas vraiment le but de l’art que la fusion en un seul tout, toujours plus complète et plus harmonieuse, de tout ce qui constitue le fond même de l’être ?