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immenses, si on le juge d’après sa doublure européenne, c’est-à-dire d’après la Belgique, c’est un petit État, et nous avons intérêt à soutenir les petits États contre ceux qui sont déjà trop grands et à nous en faire des alliés. Notre tort a été de ne pas le comprendre ; l’Angleterre a été plus habile. L’arrangement qu’elle vient de signer n’est pas une œuvre improvisée. Il est certain que le roi Léopold a négocié simultanément avec Paris et avec Londres, et c’est après avoir constaté qu’il ne pouvait pas se mettre d’accord avec nous qu’il s’est tourné résolument d’un autre côté. Mais avait-il le droit de conclure la convention du 12 mai ?

La convention du 12 mai contient une clause qui appelle tout d’abord notre attention. L’État du Congo cède à l’Angleterre une bande territoriale de 25 kilomètres de large entre le lac Tanganyka et le lac Albert-Edouard. Cette bande n’est cédée qu’à titre de bail, mais les journaux belges prennent soin de nous dire qu’il faut assimiler ce bail à celui qui a mis l’île de Chypre sous la dépendance de l’Angleterre, et l’Herzégovine et la Bosnie sous celle de l’Autriche : en d’autres termes il s’agit d’une cession déguisée, et mal déguisée. Or, les traités antérieurs nous donnent un droit de préemption sur les territoires de l’État du Congo ; celui-ci ne peut donc pas en disposer sans nous les avoir offerts. Ce qui s’applique au tout s’applique à la partie : ce qui s’applique à la cession, s’applique à un bail sans terme. Il y a là une interprétation au moins contestable du contrat passé avec nous en 1885. Il est vrai que l’État du Congo a reçu en compensation de vastes territoires. Il les a aussi reçus à bail ; c’est la forme adoptée dans cette étrange convention, à laquelle on ne peut pas reprocher la banalité, car elle introduit dans les usages du droit des gens des innovations tout à fait originales. Et ce n’est pas la seule. Si l’État du Congo cède, sans même nous en avertir, des territoires sur lesquels nous avons des droits éventuels, l’Angleterre va plus loin ; elle cède ce qui ne lui appartient pas du tout, elle dispose généreusement du bien d’autrui. En tout état de cause, cette manière de procéder serait faite pour surprendre, mais elle surprend plus encore lorsqu’on songe que les territoires en question ne sont pas res nullius : ils appartiennent à l’Égypte. En vertu de quel droit et de quel titre l’Angleterre est-elle devenue l’héritière de l’Égypte dans le Haut-Nil ? L’Égypte avait conquis autrefois ces provinces, et elle les aurait sans doute occupées de nouveau si l’Angleterre, après avoir réorganisé son armée, lui en avait laissé la libre disposition. Mais elle ne l’a pas voulu. Elle reste en Égypte pour la paralyser sur le Haut-Nil et l’empêcher d’y reprendre ses positions. Elle monte dans cette intention la garde à Ouadi Halfa. Au bout d’un certain temps, elle s’est mise à considérer les territoires du Haut-Nil comme tombés en déshérence et maintenant elle en dispose. Il est