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aucun trouble auprès de celle qui maintenant lui est connue. L’esprit avait été séduit, le cœur n’avait pas été remué. Tel est cet amour d’un homme devenu inhabile a la vie, amour incapable d’aller jusqu’au bout de lui-même, qui s’évanouit au moment de se préciser et meurt pour avoir été près de saisir son objet.

On voit comme ici tout est en accord et concourt pour aboutir à cette impression finale et décevante. Le style pareillement. La langue que parlent les personnages de M. Rodenbach est lente avec quelque chose peu à peu de pénétrant. Elle est tout en nuances, avec des recherches de mots pâles, quintessenciée dans le gris. De temps en temps des tournures nous y arrêtent incorrectes et plus souvent surannées. Ce sont aussi des locutions peu usitées ou tombées en désuétude, et qui dénotent l’exotisme ou plutôt encore le provincialisme. Avec ses mièvreries et ses gaucheries, ce style trop embarrassé pour l’action, trop énervé pour la passion, hésitant et morbide, contribue encore à nous entraîner dans un rêve de langueur loin de la vie.

Le Voile est monté sans aucun soin, présenté dans une mise en scène quelconque. Le rôle de sœur Gudule est joué dans la perfection par Mlle Moréno qui réalise pleinement l’idéal entrevu par le poète. M. Paul Mounet fait des efforts méritoires pour se composer un air de rêveur septentrional. Ce n’est pas sa faute si l’interprétation qu’il donne du rôle de Jean introduit dans la pièce une antithèse imprévue : Midi contre Nord et Tarascon dans Bruges.

Après la pièce de M. Rodenbach, celle de M. Rostand, pleine de lumière, de mouvement et de bruit, a été comme une revanche du rire. On a fait fête aux Romanesques. J’ai plaisir à constater ce joli succès, et je m’y associe volontiers, quoique pour des raisons un peu différentes peut-être de celles du public. — Percinet et Sylvette ont l’imagination romanesque ; leurs parens, voulant qu’ils s’épousent, feignent une hostilité de Montaigus et de Capulets… Le sujet est ingénieux sans être neuf. M. Rostand l’a traité dans une forme parodiste et funambulesque, d’après des procédés connus. Et donc ce qui me paraît tout à fait intéressant dans les Romanesques, c’est moins la pièce elle-même, si agréable soit-elle, que les indications qu’elle nous donne sur le tour d’esprit de l’auteur et les espérances qu’elle nous fait concevoir. Elle est, cette pièce, tout éclatante de jeunesse. M. Rostand est jeune, ce qui n’est pas si facile qu’on pourrait croire, et il n’a pas honte de l’être. Avant de songer à révolutionner le théâtre, et au lieu de se séparer d’abord de ceux qui l’y ont précédé, au contraire c’est d’eux, et je dirais presque d’eux tous, qu’il se recommande. Il y a dans les Romanesques de tout un peu, des ressouvenirs du théâtre italien, de la comédie de Marivaux, de l’idylle de Florian, mais surtout un pastiche de la manière de Banville et de celle même de M. Richepin.