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C’est dans le Mato-Grosso qu’il faut aller pour retrouver le vrai sauvage, l’homme primitif, l’homme de l’âge de pierre, celui qui se lève de bonne heure pour abattre un arbre avec sa hache en silex, et qui emploie toute une journée à s’acquitter d’une tâche que la hache de 1er achèverait en deux heures. « N’est-il pas clair comme le jour, s’écrie le voyageur allemand, que la province de Mato-Grosso recèle des trésors plus précieux que l’or et le diamant ? Elle est habitée aujourd’hui comme jadis par des hommes préhistoriques. » Hélas ! il faut se hâter de les étudier. Quand le Brésil central sera devenu la proie des émigrans, que ses vastes solitudes seront sillonnées par des chemins de fer, que ses forêts entendront le sifflement aigu des locomotives, ces peuples primitifs, qui nous racontent les origines de notre espèce, seront condamnés à se transformer ou à disparaître. « Le jour viendra, dit encore notre docteur prussien, où la hache de pierre du dernier des Trumaïs se vendra aussi cher qu’un dessin de Léonard de Vinci. »

Quelle figure ont ces hommes de l’âge de pierre ? L’écolier et le bon bourgeois qui n’a jamais quitté le coin de son feu se représentent le vrai sauvage comme un animal très laid et très féroce, armé d’arcs et de flèches, qui a des plumes sur la tête et vit tout nu dans les bois. L’image qu’ils se font de cet enfant de la nature n’est pas exacte de tout point. Les Indiens du Chingu ont à la vérité des arcs et des flèches, et dans les grands jours ils aiment à se parer de plumes et ils s’en passent quelquefois dans le nez. Il en est aussi qui, comme les Suyas, se trouent la lèvre inférieure et l’enjolivent d’un gros disque de bois, en forme de gamelle, qui se nomme nigakoko. Mais, en somme, ils ne sont pas laids, et si leurs femmes ont rarement de belles dents, elles ont souvent de jolies mains, de jolis pieds, de beaux cheveux et un visage fort agréable.

Ces hommes primitifs ne sont point insensibles à la beauté. Ce que nous appelons une jolie fille, ce que le Portugais appelle moça bonita, les Bakaïris l’appellent pekoto iwaku ou, plus délicatement encore, pekoto iwakulukulu. M. von den Steinen a rencontré dans un de leurs villages la petite-fille d’une sorcière, à laquelle il a donné le nom d’Eva. Cette aimable créature le charma par sa figure finement découpée, par ses lèvres pleines, par ses joues rougissantes, par son onduleuse chevelure. « Elle avait, ajoute-t-il, les plus beaux yeux du Brésil, ce qui n’est pas peu dire, de grands yeux sans coquetterie, d’où jaillissait par intervalles une étincelle de voluptueuse innocence, capable d’incendier le monde. » Elle n’avait qu’un défaut ; cette Atala du Mato-Grosso se grattait souvent la tête, et quand [on lui faisait l’amitié de chercher ses poux, elle les mangeait. Elle avait une amie de douze ans, fille et héritière d’un chef mort depuis peu. Il n’aurait tenu qu’au