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libertés. Il s’est introduit dans leur intérieur, il a étudié leurs mœurs, leurs usages, leurs maisons, leur vaisselle, leurs meubles, leurs outils. Ils ont souffert qu’il les examinât de près, eux, leurs femmes et leurs enfans, qu’il les mesurât, qu’il les photographiât. Il leur a adressé une foule de questions, auxquelles ils ont répondu de leur mieux, et c’est en causant avec eux qu’à force de patience, il a appris leur langue ou au moins ce qu’on en peut apprendre.

Les langues américaines sont un écheveau difficile à débrouiller. On reconnaît aujourd’hui que l’Américain, qui nous semble la plus jeune des races humaines, parce que c’est la dernière que nous ayons découverte, existait déjà dans les pampas au temps du mégatherium et du glyptodon gigantesque. Mais ces peuples, qui n’ont jamais formé de grands corps de société, se sont divisés en un nombre indéfini de tribus, qui, lorsqu’elles se sont séparées pour chercher fortune dans les steppes et les bois, ne possédaient qu’un très petit fonds d’idées communes. La moindre horde, composée de quelques familles, s’est fait son idiome ou son jargon, et on comprend la colère du théologien qui déclarait que l’inventeur des langues américaines était le diable en personne, qu’il n’avait pu trouver de meilleur moyen de s’opposer à la propagation de l’Évangile dans le Nouveau Monde. Et cependant, si l’on procède avec méthode et qu’on s’en tienne à quelques élémens très simples, tels que les noms donnés aux diverses parties du corps, le pied, la main, les dents, la bouche, le nez, on arrive à découvrir entre des jargons très différens en apparence des analogies, des affinités qui permettent de les classer en un certain nombre de groupes. C’est ainsi que M. von den Steinen est parvenu à établir avec quelque vraisemblance, qu’à côté de certains idiomes qui, tels que celui des Trumaïs, ne se rattachent à aucun autre, quatre grandes familles de langues : le Tapuya, le Tupi, le Caraïbe et le Nu-Aruak, sont répandues sur de vastes espaces des Cordillères à l’Océan Atlantique et de la Plata aux Antilles.

Chacune des peuplades que M. von den Steinen a pu étudier dans le bassin du Chingu a ses caractères propres, ses usages, ses talens, ses goûts particuliers. Les Bakaïris s’entendent à fabriquer des hamacs et des colliers de coquilles blanches. Les Nahuacas préfèrent les coquilles rouges, et leurs calebasses sont justement estimées. Les Mehinakus et les peuples de la même famille sont les grands potiers de l’Amérique du Sud. Les Trumaïs fabriquent des haches et cultivent le tabac. Les aptitudes et les industries étant différentes, il s’est établi entre ces peuplades un commerce d’échange, et les potiers donnent des pots pour se procurer des colliers ou des hamacs. Mais ce qui leur est commun, c’est que, moins avancées à cet égard que les peuples du Continent noir, elles ignorent toutes l’usage des métaux.