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manière générale, l’Europe s’était tenue sur la réserve. L’Angleterre, en vieille et respectable douairière de la famille anglo-saxonne, assistait, dans une ombre discrète, au triomphe des petits-neveux d’Amérique. Nous étions, sans doute, brillamment représentés par nos beaux-arts, et par certaines industries de luxe, telles que les soieries de Lyon, toujours incomparables. Notre commerce est trop intelligent pour reculer devant les sacrifices nécessaires. Mais la France, qui venait de donner sa mesure par le grand effort de 1889, se recueillait visiblement pour l’échéance prochaine de 1900. Seule à peu près parmi les puissances européennes, l’Allemagne se piquait au jeu et s’empressait de se produire à Chicago, faute peut-être de pouvoir le faire à Berlin.

Rien de plus naturel ; l’Allemagne se sent un peu chez elle aux États-Unis, que ses émigrans contribuent si largement à peupler. Chicago même est une ville au tiers allemande : sur un million et demi d’habitans environ, cinq cent mille sont, de provenance germanique. Toutefois, les traits distinctifs de la race ne persistent pas longtemps. C’est une chose surprenante que la facilité avec laquelle le sol américain s’assimile les colons étrangers. L’Allemand, en particulier, adopte vite la langue anglaise, son corps se rétrécit et s’étire, son teint se cuivre ; laissez-lui le temps, et il rappellera le type de l’Indien peau-rouge, quand celui-ci aura précisément cessé d’exister. Revanche posthume du vaincu sur le conquérant, d’autant plus curieuse que, par un frappant contraste, les Français du Canada ont fidèlement conservé leurs caractères ethniques et parlent encore leur langue natale, où des archaïsmes de l’époque classique et des néologismes fin de siècle forment un mélange du plus singulier effet.

L’Allemande, en compagne fidèle, s’adapte rapidement aussi à son nouveau milieu. Non seulement ses pieds ne tardent pas à prendre les vastes proportions que certain physiologiste anglais, peu galant, signale, chez les femmes de Chicago, comme un exemple d’adaptation darwinienne, causée par le mauvais entretien des rues ; mais son embonpoint s’efface, son extérieur s’américanise, et sa maternité, inépuisable dans son pays d’origine, subit une éclipse presque complète dans sa patrie d’adoption. Qu’est devenue la Gretchen des bords du Rhin ou de l’Oder, dont l’occupation principale, outre les soins du ménage, consistait à travailler pour le roi de Prusse, et à lui élever consciencieusement toute une pépinière de futurs grenadiers ?

C’était bien l’Allemagne militaire qui venait manifester à l’exposition Colombienne. Engins de guerre et canons Krupp s’entassaient en un piédestal grandiose, au sommet duquel se dressait une colossale statue équestre de l’empereur. Les Américains, dont