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qu’il pourrait, il la laissait s’endetter et s’armer, s’offrir, surenchérir ; il continuait à éviter l’ambassadeur du roi, le comte de Launay ; l’œil à demi clos, il surveillait de loin Depretis et Mancini ; il tenait le bout du fil qui se déroulait à Vienne et bien d’autres fils encore dans la presse italienne et la presse allemande ; de mauvaise humeur lorsqu’on le réveillait et fronçant le sourcil, répandant et entretenant soigneusement une de ces terreurs vagues qu’un rien suffit à changer en paniques, puis se rendormant ou faisant mine de dormir, comme étranger aux bruits de la terre, comme s’il n’y avait ni Allemagne, ni Autriche, ni Italie, ni France.


IV

A Vienne, on se met au pas et à l’heure de Berlin. Comme à Berlin, on veut ne pas pouvoir douter que l’Italie suivra, sans broncher, la politique nouvelle où elle s’engage. Comme à Berlin, on tient à être fixé sur ce qu’elle veut et sur ce qu’elle vaut. Si l’Italie, en recherchant l’alliance, fait de la politique italienne — à la manière de M. Crispi, — elle croit servir ses intérêts ; mais l’Allemagne et l’Autriche font aussi, l’une une politique allemande, l’autre une politique autrichienne. L’essentiel pour elles n’est pas que l’Italie entre, telle quelle, dans la combinaison, mais qu’elle y entre, en situation, avec un apport convenable. L’esprit italien a trop de finesse et, même dans la passion, conserve trop de clairvoyance, il est de sa nature trop déliant et trop porté à éventer partout des conspirations, pour ne pas avoir soupçonné que M. de Bismarck entendait bien faire passer, dans le partage éventuel des profits, l’Allemagne avant l’Italie. Mais il n’en était pas scandalisé. C’est chose logique, c’est œuvre méritoire de faire ses affaires en faisant celles des autres, et pourvu que M. de Bismarck consentît à travailler pour l’Italie, on trouvait juste que « l’honnête courtier » prélevât sa commission. Ce que Vienne se proposait d’abord, c’était de compromettre le gouvernement italien vis-à-vis des irrédentistes ; c’était de le placer entre l’irrédentisme et l’Autriche, de faire de l’irrédentisme une question intérieure italienne[1]. On ne le pouvait que par l’amitié des deux pays, et l’amitié n’avait de forme consacrée et officielle que l’alliance. Mais, comme on était moins pressé d’être tranquille sur Trieste et le Trentin que l’Italie d’être tranquille sur Rome capitale, l’Autriche était moins pressée que l’Italie ; c’était l’Italie qui marchait, l’Autriche la regardait venir. Le comte Kalnoky remplaçait M. de Haymerlé. Encore qu’un de ses premiers actes eût été de rendre visite à M. de Bismarck et

  1. Chiala, p. 271.