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effective de l’argent. Les Fugger d’Augsbourg, les grands marchands de l’Allemagne de la Renaissance, étaient peut-être, en réalité, plus riches, pour leur temps, que les Rothschild pour le nôtre. Nos grands-pères saluaient respectueusement le millionnaire : le million aujourd’hui, même le million de roubles ou de dollars, est bien déchu. Veut-on être inscrit au livre d’or de Plutus, et encore ne fait-on qu’une modeste figure dans l’armoriai de l’argent, il faut au moins le million sterling. L’Europe, l’Amérique surtout, ont vu apparaître le milliardaire ; mais, à bien le regarder, c’est moins une figure nouvelle qu’un chiffre nouveau. Cela n’est pas seulement une preuve de l’accumulation des capitaux ; c’est aussi un signe de l’avilissement de l’argent, une conséquence de la diminution de valeur des métaux qui servent de mesure à la richesse.

N’importe, il a surgi, depuis un demi-siècle, dans les deux mondes, d’immenses et parfois rapides fortunes, dues à la conquête de la planète par la science et par l’industrie modernes. Ces fortunes au taux fabuleux, on se les signale, d’un bord à l’autre de l’Atlantique, on se plaît à les dénombrer, on s’émerveille à en supputer les trésors ; mais sait-on quelle est leur importance dans l’économie générale ? a-t-on calculé quelle part de la richesse publique elles détiennent en réalité ? C’est là, somme toute, le point important, et c’est là-dessus que je rencontre le plus d’ignorance.

À entendre les pamphlétaires de l’antisémitisme ou les tribuns du socialisme, vous croiriez que toute la fortune mobilière de la France, de l’Europe, des deux hémisphères, est répartie entre quelques dizaines ou quelques centaines de familles, comme autrefois la surface de l’Occident était découpée en grands fiefs. Or, pour peu que l’on se donne la peine d’analyser les faits et de peser les chiffres, l’on reste étonné de la petite place qu’occupent tous les Crésus, juifs ou chrétiens, d’Europe ou d’Amérique dans l’ensemble de la richesse des peuples modernes. Tous les hommes compétens en ont été frappés. N’en déplaise aux détracteurs de la « société capitaliste », il est faux que les grandes fortunes soient en train d’absorber la totalité ou la majorité des capitaux contemporains. Loin de là, sémites ou aryens, protestans, grecs ou catholiques, les rois de l’or des deux mondes, princes de la banque ou de l’industrie, en amoncelant en un seul tas toutes leurs richesses, ne possèdent, tous ensemble, ni la moitié, ni le quart du capital national de la France ou de l’Angleterre, de l’Europe ou des États-Unis. Tous les ploutocrates réunis ne possèdent point la dixième partie des capitaux du monde civilisé.