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féodalité d’argent est d’autant plus dur qu’elle est souvent impersonnelle, anonyme, partant insensible ; qu’elle ne connaît pas ceux qu’elle écrase, n’ayant ni yeux pour les voir, ni oreilles pour les entendre, sourde aux gémissemens qu’elle provoque et aveugle aux pleurs qu’elle fait couler. Aussi ne vous étonnez point si cette féodalité mercantile est devenue plus odieuse aux peuples qu’aucune aristocratie du vieux temps. Elle a soulevé une aversion universelle ; toutes les classes lui sont presque également hostiles. Elle a, contre elle, et les haines accumulées des masses populaires qu’elle asservit, et la jalousie passionnée des noblesses anciennes dont elle usurpe la place, et les justes rancunes de la petite et moyenne bourgeoisie qu’elle est en train de dépouiller.

Et ce n’est pas tout ! A en croire certains, cette féodalité de l’argent a une autre ressemblance avec la féodalité de l’épée, et une autre infériorité vis-à-vis des barons du moyen âge. On sait que, à la veille de la Révolution, beaucoup de Français du tiers et de la noblesse se représentaient la féodalité comme une institution d’origine étrangère, importée des forêts de la Germanie par les invasions teutoniques. Ainsi, aujourd’hui, parmi ceux qui dénoncent le plus bruyamment la féodalité nouvelle, beaucoup nous la dépeignent comme une institution étrangère à notre sol et antipathique à notre race, comme le produit exotique d’une autre invasion, d’une conquête sournoise qui s’effectue, clandestinement, sous nos yeux d’aveugles. A les entendre, comme la féodalité médiévale était d’essence germanique, la féodalité moderne est d’essence sémitique. La Révolution n’aurait affranchi le sol gaulois du joug de la première que pour le laisser tomber sous la domination de la seconde. Nous n’aurions fait que changer de servitude, et l’esclavage présent serait pire que l’ancien. Car, en dépit de ses origines, la féodalité germanique avait réussi à se nationaliser parmi nous ; elle avait pris racine dans la terre des Gaules ; elle était devenue française et patriote, tandis que la féodalité sémitique nous demeure étrangère, par l’esprit, comme par le sang et par les intérêts. Elle n’est point nationale et ne saurait le devenir ; elle a des suçoirs pour pomper tous les sucs du sol, mais pas de racines pour s’y implanter. En dépit du mince vernis dont elle se recouvre, elle n’a point de patrie, elle ne se naturalise point : elle est cosmopolite ; et, par là, elle reste aussi inférieure à la féodalité guerrière, au point de vue national qu’au point de vue social. Elle est non moins nuisible à l’Etat qu’au peuple ; et tant qu’elle sera debout, ni l’Etat ne saurait reprendre son indépendance, ni le peuple recouvrer sa liberté. — Voilà bien des griefs, et je