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littéraires si nouvelles pour lui ? En Russie, il se faisait de la France mille rêves enchantés ; mais il lui suffisait de se retrouver à Paris pour qu’aussitôt toute son âme de Russe se rouvrît on lui.

La même livraison du Messager d’Europe qui a publié ses lettres à Aksakof publie précisément une longue étude sur ses années de séjour à l’Université de Moscou. Longue et savante étude, mais où, par malheur, il est parlé de tout et de tous plus que de Tourguenef. J’y ai appris seulement que Tourguenef avait été, au gymnase et à l’Université, un élève modèle. Pas un examen où il n’ait réussi, dès l’abord, et avec des notes excellentes. Langue russe et langues étrangères, sciences, théologie, histoire, dans toutes les classes il était parmi les premiers.

Le comte Tolstoï, au contraire, a été dans sa jeunesse un étudiant détestable. La Revue historique a publié, naguère, le récit détaillé de ses mésaventures à l’Université de Kazan. A grand’peine il avait réussi à se faire admettre : il avait dû ensuite quitter la Faculté des langues orientales pour insuffisance de progrès et d’application; et il s’était montré, plus nul encore, l’année suivante, à la Faculté de droit. En sorte qu’après trois ans de vaines études il avait abandonné l’Université, sans emporter d’autre titre que celui de fruit sec; et c’est un titre qui paraît avoir, en Russie, plus d’importance encore qu’en Allemagne pour fermer à un jeune homme toutes les portes de la gloire.

Toutes ces portes se sont ouvertes, pourtant, devant le comte Tolstoï. Il est entré dans la gloire d’emblée et sans examen. Plus jeune de dix ans que Tourguenef, il a eu vite fait de le dépasser. Mais il paraît avoir gardé dans la vie cette humeur indocile, cette inquiétude et ce besoin de changement qui, à l’Université, l’empêchaient de tirer profit des leçons de ses maîtres. Il passe d’un sujet à l’autre avec une aisance extraordinaire, tantôt évangéliste et tantôt chroniqueur, se désintéressant un beau jour de toutes les affaires de ce monde, et recommençant dès le jour suivant à s’y intéresser de plus belle. Et peut-être sa supériorité sur Tourguenef lui est-elle venue précisément de l’insuffisance de ses études à l’Université. Il y a ainsi des hommes de génie qui gagnent à ne point s’approcher trop tôt des métiers pour lesquels ils sont faits : ils s’en approchent ensuite plus franchement, lorsque l’heure est venue, et du premier coup ils y pénètrent à fond. Tel est, je crois, le cas pour le comte Tolstoï. J’imagine que, s’il avait étudié avec plus de soin, à l’Université, la théologie, la morale et l’économie politique, il n’aurait pas mis plus tard la même énergie à se faire, sur toutes ces matières, des opinions personnelles. Mais on sent qu’il a découvert tout cela, — comme il a découvert l’Évangile, — à un moment où déjà son esprit était mûr pour en profiter.

La dernière en date des découvertes du comte Tolstoï est le Journal intime du Genevois Amiel. Il l’a découvert il y a quelques mois, et il