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Le pauvre grand romancier n’a eu cependant qu’un seul tort, le plus excusable de tous et le plus touchant: il a trop voulu être aimé. Toujours, depuis ses années de jeunesse, un impérieux instinct l’a poussé à se gagner partout des amis. L’admiration ne lui suffisait pas : il avait besoin d’une affection plus proche et plus tendre. De là, durant la première partie de sa vie, son empressement auprès des hommes célèbres de son pays et du nôtre ; de là, plus tard, ses infatigables avances aux jeunes écrivains. C’est tout cela qu’on lui reproche aujourd’hui; on l’accuse d’avoir été hypocrite et servile, tandis qu’il a simplement cherché toute sa vie à se sentir aimé. Et si vraiment il lui est arrivé de médire de personnes qu’il paraissait aimer, c’est encore, j’en suis sûr, parce qu’il avait besoin, à tout prix, d’amitiés nouvelles. Il avait cet étrange et fâcheux privilège, de pouvoir de juger librement, impartialement, avec un sang-froid inaltérable, les hommes et les choses qui, par ailleurs, lui étaient les plus chers. Son esprit restait indépendant de son cœur ; et l’ardeur de sa sympathie ne mettait pas de limite à sa (clairvoyance. C’est ce qui lui a permis de donner aux personnages de ses contes une vie si intense et si singulière : il les aimait d’autant plus qu’il était plus frappé de leurs vices et de leurs ridicules ; de telle sorte qu’il pouvait nous les faire aimer sans nous rien cacher de ce qu’ils étaient. Mais dans la vie privée, cette clairvoyance ne pouvait manquer d’avoir des suites funestes, chez un homme, surtout, aussi passionnément tourmenté du désir de plaire.

Ce n’est point le manque, mais plutôt l’excès d’abandon qui fut la grande faute d’Ivan Tourguenef. Il s’est vraiment trop livré, et à trop de gens. Il a trop oublié que ses amis n’avaient point, comme lui, le pouvoir d’aimer à la fois et de mépriser. Mais du moins, s’il a trop voulu être aimé, il n’a été ni un menteur, ni un hypocrite. Son âme était, comme toutes les âmes, une forêt profonde ; mais c’était une belle forêt, toute plantée de grands arbres où chantaient les oiseaux. Et qu’importe, après cela, si, parmi les arbres, quelques folles herbes poussaient, pêle-mêle avec les buissons et les fleurs sauvages ?

Je ne veux point d’autre preuve de la parfaite loyauté de l’âme de Tourguenef que les quarante-deux lettres écrites par lui, de 1852 à 1857, à Serge Timoféevitch Aksakof et à ses fils, lettres qui viennent d’être publiées dans le Messager d’Europe. Lorsque fut annoncée en Russie la publication de cette correspondance, chacun s’attendit à y trouver de nouveaux traits de malice, des observations satiriques sur les hommes et les choses, des doléances et des récriminations. Et je ne puis assez dire combien on fut déçu. Les lettres de Tourguenef débordent uniquement de bonté, de sympathie, de sollicitude passionnée pour son pays et pour ses amis. C’est en cela, surtout, que consiste leur intérêt: