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temps, sont-ils tous des oisifs titrés ? Tous les décavés qui font couronne autour des tables de jeu sont-ils des décavés qui avaient des ancêtres aux croisades? Et tous les fils de famille sont-ils fils de familles princières ? Vous avez vos dynasties bourgeoises comme nous avons les nôtres. Regardez un peu, autour de vous, comment elles finissent. Vous nous reprochez d’être le passé. Avez-vous donc pleine confiance que l’avenir vous appartiendra ? Pourtant il y a des signes inquiétans, comprenez : qui nous inquiètent pour vous. Dans vos cadres se font entendre on ne sait quels sourds craquemens. Un nouvel ordre grandit et monte tous les jours qui ne vous aime guère plus qu’il ne nous aime. Peut-être consentirions-nous à changer de bateau, mais à condition que le bateau pût nous porter et qu’il n’eût point d’avaries ! Que s’il faut finir, nous préférons finir tout entiers étant restés nous-mêmes jusqu’à la fin. » — Ce langage ne serait pas dépourvu de toute apparence de bon sens. Des gens qu’on invite à renoncer à leur état civil ont le droit de discuter. « Nos enfans, disait l’honnête M. Sorbier, verront des comtes notaires, des marquis magistrats, des vicomtes chimistes et des ducs médecins. « Même cela s’est déjà vu, et M. Sorbier constatait seulement un fait. Il ajoutait : « Il faudra que l’aristocratie se mette à travailler comme le commun des mortels, si elle ne veut pas disparaître. » C’est ici que ce raisonneur cessait de raisonner très serré. Le jour en effet où le mouvement déjà commencé s’achèvera, sera justement le dernier jour de la noblesse. Quand tous les gentilshommes seront devenus des messieurs Roche, c’est alors que l’aristocratie aura disparu. Et c’est bien de quoi il s’agit. On propose à l’aristocratie de se régénérer par voie d’extinction. On lui offre la mort; hélas ! et ce n’est pas la mort sans phrases.

Car l’auteur des Deux Noblesses va beaucoup plus loin que n’allait celui du Prince d’Aurec. Celui-ci se contentait de reprocher à une aristocratie frivole de gâcher un patrimoine de gloire. Dans la pièce nouvelle, c’est le principe même de toute noblesse et c’est la raison d’être de toute aristocratie qui est contestée. Alors, nous cessons de comprendre. Les personnages du drame tiennent des propos dont il est heureux que l’auteur n’ait pas à porter la responsabilité. Le jeune Roche ayant émis cette opinion qu’il serait assez fier de porter quelqu’un de ces noms retentissans et fameux dans l’histoire, son père lui répond: « J’aime mieux Roche. » Ici le doute n’est pas permis. Cette réponse est la réponse d’un imbécile. On entend dire de ces choses chaque année dans les séances du Conseil municipal, quand s’y discutent les propositions tendant à changer le nom des rues. Le roi du pétrole ajoute: « Tu veux de la gloire: il faut t’en faire une. Il ne faut pas prendre celle d’un monsieur qui vivait il y a quatre cents ans. » Décidément Roche n’est encore qu’un pseudonyme: c’est le pseudonyme de M. Homais.

... Les temps sont-ils donc révolus, et va-t-elle disparaître cette noblesse