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sociale. La tentation alors est grande de se protéger en édictant par avance que tout ce qui met en danger l’ordre actuel ne peut être que faux. Optimisme complaisant, qui admet une sorte d’harmonie préétablie entre nos croyances, nos institutions, notre système social et les lois naturelles, et qui s’y obstine, malgré les démentis que lui ont infligés l’histoire et l’expérience. Mieux vaut un pessimisme qui ne se dissimule pas l’ignorance, l’erreur, les préjugés dont nous sommes pleins, qui avoue la parfaite indifférence des lois de la nature à l’égard de ce que les hommes appellent le bien, et qui inspire le courage de lutter pour le soulagement des souffrances communes. À tout le moins nous délivre-t-il de l’hypocrisie.

Enfin une doctrine qui se fonde sur le sentiment ou sur la croyance, qui le sait, qui l’avoue, n’a aucune chance de se développer ni de vivre. Elle ne succombe pas aux attaques de ses adversaires : — car elle se vante, non sans raison, d’y être invulnérable. Même ces attaques contribuent plutôt à la faire durer, chacun s’attachant d’autant plus à ses convictions qu’il les voit plus menacées. Mais elle tombe, ce qui est pire, par sa propre faiblesse intime, faute de soutien intérieur. Rien de si parfaitement convaincant que le sentiment, pour qui l’éprouve, et tant qu’il l’éprouve ; rien de si insuffisant, pour qui ne l’éprouve pas, ou ne l’éprouve plus. La solidité de la doctrine dépend alors des dispositions de l’âme, qui peuvent changer à tout moment, sous des influences subtiles et insaisissables : qui ne sait qu’un édifice de croyances qui paraissait solide, lentement miné par-dessous, s’écroule parfois comme un rêve ? Mais admettons la constance du sentiment et de la croyance : une telle doctrine est du premier coup tout ce qu’elle peut être. Elle fait des prosélytes plutôt que des disciples. Elle touche des âmes prédisposées à éprouver des sentimens analogues ; elle n’ouvre pas une voie nouvelle à l’esprit curieux de la vérité encore inconnue. Sans doute, à en croire ses partisans, le sentiment sur lequel elle se fonde est identique chez tous les hommes, et toute âme le connaît nécessairement. Ils disent de lui, comme Descartes du bon sens, que c’est la chose du monde la mieux partagée, et Jacobi va jusqu’à appeler « raison » le « pressentiment du vrai », ou l’ » instinct » qui lui révèle l’absolu. Il y a là une confusion facile à dissiper. La croyance au libre arbitre, le sentiment d’une puissance absolue d’où dépend notre destinée sont bien quelque chose de spontané, et, si l’on veut, d’universel. Mais de là à affirmer que ce libre arbitre et cet absolu existent en effet, de là à une certitude objective et réfléchie, il y a fort loin. En fait, ce qui est naturel et immédiat, c’est une disposition