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vu pour la morale du devoir. Elles se soutiennent uniquement Par l’impossibilité où l’âme se sent de les abandonner. Leur grand moyen de défense est: Noli me tangere. Je ne puis admettre que telle conception de la nature ou de l’homme soit vraie : car, si elle l’était, je ne pourrais plus croire ce que je crois, et je tiens à mes croyances plus qu’à tout au monde. Ainsi raisonne Jacobi; ainsi raisonnent, après lui, presque tous les philosophes du sentiment. Beaucoup, il est vrai, n’opposent pas seulement aux doctrines qui les choquent les besoins de leur conscience individuelle. Ils invoquent plutôt les nécessités de la vie morale ou de la conservation sociale. Mais tous, au fond, raisonnent de même. La vérité qu’ils avouent ne pas connaître, ils prétendent pourtant ne pas l’ignorer, puisqu’ils savent, de par leurs convictions intimes, ce qu’elle admet et ce qu’elle exclut.

Or, la première et la plus indispensable condition de la recherche de la vérité, c’est le désintéressement. Subordonnée à la défense de telle conception morale, ou de telles institutions sociales, cette recherche perd le caractère de la science pour prendre celui d’une apologie. A tout le moins ajoute-t-elle de nouvelles chances d’erreurs à celles que la méthode la plus scrupuleuse a déjà tant de peine à éviter. Les esprits les plus puissans ne sont pas à l’abri de telles faiblesses. Ainsi, Aristote ne concevait pas que la société civilisée pût subsister sans le travail des esclaves. Il a donc expliqué, dans sa Politique, que l’esclavage était de droit naturel, et il en a donné des raisons qui parurent excellentes. S’il eût condamné l’esclavage, s’il eût proclamé la nécessité de l’abolir, et le devoir de trouver, coûte que coûte, un autre moyen de pourvoir à la fonction que les esclaves remplissaient dans la société grecque, ce langage aurait certainement scandalisé ses contemporains. On l’aurait jugé révolutionnaire, immoral et impie. On ne se serait même pas arrêté à examiner une doctrine qui menait droit à la ruine de la cité, de ses institutions et de ses dieux. Pourtant la cité antique a péri, l’esclavage a disparu, et c’est à nous aujourd’hui que la doctrine d’ Aristote paraît révoltante et fausse, quand il assimile froidement les esclaves à des « outils vivans ». Avec tout le progrès des sciences dont nous sommes si fiers, nous n’échappons sans doute pas à un aveuglement semblable à celui d’Aristote. Car, si nous savons un peu plus, nous nous trouvons aussi en présence de questions sociales bien autrement complexes. Nous devons être esclaves, nous aussi, de préjugés que des siècles plus éclairés jugeront monstrueux. C’est pourquoi il serait sage de ne pas appliquer les qualificatifs de « bon » et de « mauvais » aux résultats de la recherche philosophique.