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pas la morale qui y fait les plus grands sacrifices. Sans doute Kant garantit à la science le déterminisme inflexible des phénomènes (ce qui est peut-être plus qu’elle n’exige). Il lui assure, si l’on peut dire, la jouissance exclusive de son domaine. Mais, du même coup, il l’y enferme. Par la raison théorique, nous essaierions en vain de nous élever à la connaissance de l’absolu : l’effort même serait en contradiction avec notre nature intellectuelle. Par la raison pratique, au contraire, un accès nous est ouvert dans le monde des réalités absolues. Le devoir nous révèle notre dignité de sujets de la loi morale, de volontés libres, de « fins en soi » supérieures à tout ce que contient la nature. La connaissance n’a jamais qu’une valeur relative : la seule chose au monde qui ait une valeur absolue est une bonne volonté. En un mot, les principes de l’action dominent les principes du savoir.

Il est vrai que de la critique kantienne sont nés aussitôt de grands systèmes dogmatiques. De nouveau, les problèmes métaphysiques y ont été abordés avec une confiance, avec une audace même, qui n’avait jamais été, — je n’ose dire égalée, — mais du moins dépassée. Sans doute; mais Kant, qui a connu la métaphysique de Fichte, l’a expressément désavouée. Il a refusé d’y reconnaître une suite légitime de ses principes. Il aurait repoussé encore plus sûrement les systèmes de Schelling et de Hegel. Il faut se souvenir aussi que ces ambitieuses doctrines ne s’inspirent pas seulement de Kant. On y distingue des élémens qui viennent de la philosophie antique, d’autres, de Bruno et de Spinoza, d’autres, enfin, de la théologie chrétienne et des mystiques du moyen âge, sans compter l’influence des écrivains romantiques. Tout cela est très loin de Kant, et lui aurait été fort antipathique. Enfin, cette floraison métaphysique a été aussi courte que brillante. Bientôt, en Allemagne, on en appela des successeurs de Kant à Kant lui-même. Les savans en particulier étaient scandalisés de la désinvolture avec laquelle Schelling, Hegel et leurs élèves déduisaient, englobaient, supprimaient ou supposaient au besoin les faits dans leurs systèmes. Ils appréciaient d’autant mieux les efforts de Kant pour assurer à la science positive une base solide et indépendante de la métaphysique. La délimitation proposée leur plaisait fort. D’un côté, le domaine de la science proprement dite, et les lois invariables de la nature; de l’autre, une région où la science n’a pas à s’aventurer. La raison ne pourrait même pas s’y orienter, si nous n’avions la conscience pour guide et pour étoile polaire le devoir.

Avec Auguste Comte un pas de plus est franchi dans la distinction du connaissable et de l’inconnaissable. Kant séparait la