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ennemis, en mesure de les devancer ou de les suivre en manœuvrant sur l’une ou l’autre rive du fleuve.

Il fallait veiller de très près. Etablis au delà de la Haine, maîtres de Valenciennes, de Bouchain, de Cambrai, les coalisés pouvaient marcher presque sans obstacle jusqu’à la Somme : qu’ils réussissent à forcer le passage, et la route de Paris est ouverte! La pénétration de M. le Prince n’est pas en défaut, et sa puissante intelligence enfante plus d’un plan pour contrarier les projets de l’ennemi ; mais avec son infériorité numérique il n’est pas sans quelque anxiété. A la place de M. de Souches, il n’aurait pas hésité. C’était bien aussi le rêve persistant du prince d’Orange : « Dès que nous serons en mesure, écrivait son secrétaire le 17 août[1], le plan est de se jeter sur quelque place, puis de pénétrer en France et d’y aller le plus avant qu’il se pourra. »

L’armée du Roi est maintenant prête à marcher. Partout, sur la frontière, on fait bonne garde. Confident des soucis de son père, le duc d’Anguien envoie à sa femme l’ordre de quitter Chantilly, et fait armer ses forestiers pour protéger contre un coup de main les objets précieux renfermés dans le château[2]. Mais bientôt il donna contre-ordre.

Mis en échec par la marche de M. le Prince, les alliés reconnurent qu’il ne fallait pas faire fond sur des espérances trop légèrement conçues : l’armée française n’était pas aussi paralysée qu’on avait voulu le croire ou le faire croire au lendemain de la journée de Seneffe. D’ailleurs la discorde régnait dans leur camp. L’antagonisme était complet entre le comte de Souches et le prince d’Orange, le premier se méfiant de l’inexpérience militaire et des préoccupations personnelles de Guillaume, celui-ci prompt à flétrir du nom de trahison l’insouciance et la lenteur du commandant en chef de l’armée impériale. Tous deux étaient au plus mal avec le capitaine général espagnol, comte de Monterey, qui ne s’était pas même trouvé sur le terrain le jour de la bataille. Divisés, mécontens d’eux-mêmes et des autres, comme il arrive toujours lorsque le succès ne resserre pas les liens éphémères d’une coalition, les alliés renoncent à de trop grandes entreprises. Pourront-ils se mettre d’accord pour attaquer une des places avancées que les Français occupent dans les vallées de la Dender, de l’Escaut, de la Lys ?

Le prince d’Orange n’avait même pas renoncé encore à pénétrer en France par la vallée de la Scarpe : « Nous avons reçu le

  1. De Launoy à d’Estrades, 17 août. A. C. (copie).
  2. M. le Duc à Gourville, 10 août. A. C.