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une façon de nursery anglaise, où elle pût former des misses anglaises modèles. Dieu sait s’il était facile d’introduire du plant de misses anglaises dans la maison d’un propriétaire russe, où l’on greffait depuis des suites de siècles et de générations les habitudes de l’état de gentilhomme : la saleté et le va comme je te pousse. Grâce à une persévérance remarquable, elle en vint pourtant à ses fins, dans une certaine mesure. »

Toute la domesticité, conjurée dans une guerre sainte, ne put empêcher l’invasion du savon, des tubs et de l’air dans l’étage où régnait le nouveau « serpent ». La petite Sophie refleurit à vue d’œil, mais jamais elle n’avait été plus étrangère aux siens et à tout ce qui l’entourait. De peur des mauvaises influences, son Anglaise la tenait en chartre privée, et, à force de ne se voir qu’en passant, une gêne se glissait dans ses rapports avec les siens, un mur s’élevait entre leurs esprits, une rupture s’accomplissait, lente et secrète, qui devait aboutir au malheur de tous.

Sa gouvernante l’isolait avec plus de soin encore des gens du peuple. Mme Kovalevsky a passé dix ans de sa jeunesse à la campagne, et elle n’a rien à nous dire des paysans russes, qui traversaient sous ses yeux la grande crise de l’émancipation. Lorsqu’on rapproche de cette circonstance les idées exaltées qui l’amenèrent, à dix-sept ans, à rompre en visière à sa famille et à sa caste, il est visible que l’esprit de révolte contre la société où elle avait grandi lui est venu tout d’abord, à l’origine, par les livres et par des conversations avec d’autres têtes folles, plutôt que par l’observation des faits et l’expérience des réalités. Je voudrais qu’un de ses compatriotes nous dît si ce ne fut pas le cas de la plupart de ces jeunes filles nobles dont on est surpris de rencontrer les noms dans les menées révolutionnaires qui suivirent les réformes d’Alexandre II. Elles ont tout l’air d’avoir été des idéologues, à la façon de certains de nos terroristes, avant de couper leurs cheveux pour « aller dans le peuple » ; et cela expliquerait bien des choses dans le mouvement où elles ont joué un premier rôle.

Les rares échappées que Mme Kovalevsky avait eues sur le peuple russe lui avaient laissé le souvenir d’âmes obscures, que l’excès de souffrance pouvait rendre redoutables. Elle raconte une histoire, arrivée dans sa famille, qui reporte le lecteur aux Récits d’un chasseur et à Moumou. Pour en comprendre toute la signification, il faut rentrer à la suite de Tourguénef dans le monde évanoui du servage et prêter l’oreille avec lui au long gémissement qui montait de ces bas-fonds.

Le généra] Kroukovsky avait un frère aîné, Pierre Vassile-

TOME CXXIII. — 1894. 23