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Il n’est pas non plus d’usage de contrarier les enfans du barine ; cela ne s’est jamais vu au village de niania. S’ils n’ont pas envie de se lever, tant pis pour la Française et ses leçons. Lasse d’attendre, l’institutrice ouvre la porte : « Comment, vous êtes encore au lit, Annette ! Il est onze heures. Vous êtes de nouveau en retard pour votre leçon. — Je me plaindrai au général, » ajoute-t-elle en se tournant vers niania. « Va, serpent, plains-toi, marmotte celle-ci. Les enfans des maîtres ne peuvent plus dormir leur saoul, à présent ! En retard pour ta leçon ? Beau malheur ! Eh ben, tu attendras. » À force d’attendre son élève, la Française ne lui apprend rien du tout, et Anna est un miracle d’ignorance. Quant à Sonia, elle n’a pas d’autre maître que niania, qui lui redit indéfiniment le conte du serpent à douze têtes, celui de la Mort noire, et d’autres encore tellement effrayans que l’enfant, devenue femme, en a rêvé toute sa vie.

Ce beau régime donna ses fruits. Le manque d’air et d’exercice, les peurs et les cauchemars valurent à la future émule d’Euler une maladie nerveuse qui allait jusqu’aux convulsions. Heureusement pour les mathématiques, son père quitta le service vers 1856 et se retira dans sa terre de Palibino, dans le gouvernement de Vitebsk. Là, n’ayant pu ignorer aussi complètement qu’à la ville ce que devenaient ses enfans, il découvrit subitement, — ainsi qu’il arrive souvent, assure sa fille, dans les familles russes, — que tout allait de travers de ce côté. Le général se piquait d’énergie. Il tempêta. Pendant plusieurs jours, toutes les femmes de la maison piaillèrent à qui mieux mieux, pleurnichèrent, se disputèrent en levant les bras au ciel. Les disgrâces se succédèrent. L’institutrice française fut chassée, niania reléguée à la lingerie. Une gouvernante anglaise prit leur place, après quoi le général Kroukovsky, satisfait de lui-même, rentra dans son cabinet, et n’eut plus de révélations sur ses filles que le jour où elles lui échappèrent toutes deux.

En attendant, le poids de la lutte tomba tout entier sur la gouvernante anglaise, mais celle-là était de force : « Elle apportait dans notre famille un élément complètement nouveau. Bien qu’elle eût été élevée en Russie et qu’elle parlât bien russe, elle avait conservé intactes toutes les particularités qui caractérisent la race anglo-saxonne : la constance, l’habitude de la ligne droite et celle d’aller au bout de chaque chose. Ces qualités lui donnaient un immense avantage sur les autres personnes de la maison, qui se distinguaient toutes par des qualités exactement contraires, et elles expliquent son influence dans notre intérieur.

« Elle employa tous ses efforts à faire de notre chambre d’enfans