Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/337

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lointaines seraient exactement ce qu’est la pelisse de zibeline pour certaines familles nobles de Pologne, qui n’ont pas de chemises. » Et cependant : le Togo, le Cameroun, le Damara et le Namaqua, l’hinterland de Zanzibar, sont devenus terres allemandes. Jusqu’aux Italiens que la gloire a jetés sur la côte de la mer Rouge à Massaouah et qui prétendent monter à l’assaut de l’Abyssinie.

Or, l’exploration, la pacification, la mise en valeur de ces colonies réclament les hommes et les capitaux disponibles dans chaque pays. Pourquoi Anglais, Français, Allemands et Italiens iraient-ils se consacrer au développement de l’Etat indépendant du Congo, quand ils sont sollicités, dans leurs propres domaines, par tant de besognes urgentes? Le temps est passé où un Barth et un Livingstone travaillaient pour l’humanité tout entière sans se proposer d’autre objet que le progrès des connaissances. L’égoïsme s’est substitué à ce désintéressement d’un autre âge : « Chacun chez soi, chacun pour soi, » telle est la formule actuelle des entreprises africaines. L’effacement général a donc permis aux Belges de prévaloir dans l’Etat indépendant du Congo. A eux de l’explorer, de l’administrer et de l’exploiter.

Les circonstances se prêtaient à ce que les Belges jouassent ce premier rôle auquel personne ne prétendait. Il existait tout un personnel d’explorateurs et d’administrateurs courageux, prêts à partir. Beaucoup d’officiers de l’armée belge, fatigués d’instruire des recrues qu’ils ne conduiraient peut-être jamais au feu, saisirent avec joie l’occasion d’agir sur les rives du Congo, au lieu de se préparer perpétuellement à l’action sur les champs de manœuvres. Les industriels espéraient placer au Congo des produits dont l’Europe est saturée. La violence des querelles entre libéraux et catholiques faisait souhaiter à tout patriote, anxieux de l’avenir de son pays, un dérivatif. « La Belgique s’épuise et s’énerve dans des luttes d’une âpre uniformité. Une diversion est nécessaire. Un observateur sagace a dit, un jour, « qu’il sentait chez nous le renfermé; il nous serait utile, en effet, de respirer parfois le grand air du monde[1]. » Les Belges ouvrirent donc les fenêtres toutes grandes et aspirèrent à pleins poumons l’air embaumé des tropiques.

Certes, il serait inexact de prétendre que l’Etat indépendant du Congo a perdu brusquement son caractère international. Comment oublier, pour ne pas citer d’autres noms, les services qui

  1. E. Banning, la Conférence africaine de Berlin et l’Association internationale du Congo. Bruxelles, 1885, p. 24.