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M. le Prince, avec les Gardes suisses et quelque cavalerie retirée du centre, marche vers sa droite pour soutenir ou plutôt pour relever son lieutenant ; car Condé a dû prescrire à celui-ci de faire face à droite pour arrêter un parti de troupes alliées, qui, par un circuit au travers du bois de Haine, cherchait à gagner les derrières de l’armée française. Luxembourg remporte là un nouvel avantage : le corps tournant n’a pas le temps de se former; il est chargé, dispersé. Ses débris se retirent en désordre dans la direction de Braine-le-Comte. Le vainqueur abandonne la poursuite pour revenir par le château de l’Escaille à sa place de bataille et reprendre l’attaque qu’il avait momentanément suspendue. Il trouve la situation changée. Pressée par des forces supérieures, la cavalerie (Maison du Roi) qu’il avait laissée comme un rideau pour jalonner la position, a dû repasser la ravine. Elle reste en bataille sur l’autre bord, fusillée, mitraillée par une brigade de l’armée impériale que conduit un Français, le comte de Chavagnac[1]. On était si près les uns des autres que Chavagnac entendait les officiers français dire à leurs hommes décimés par les balles : « Ce n’est rien, enfans. Serrez, serrez! »

Survient M. le Prince. Il donne aussitôt avec les Cuirassiers du Roi et Mestre-de-camp-général, qui poussent jusqu’au canon et le reprennent; mais ils ne peuvent se maintenir au milieu de l’infanterie. La cavalerie impériale leur donne la conduite. On emporte le comte Broglio de Revel, mestre de camp des Cuirassiers du Roi, blessé d’un coup de mousqueton. Le duc d’Anguien aussi a reçu deux fortes contusions. Inquiet pour son fils, M. le Prince s’approche; un biscaïen brise les deux jambes de derrière de son cheval; c’est le troisième qui tombe mort sous lui depuis le matin. « Sauvez-vous. Monseigneur! » lui crie son écuyer en voyant fondre les escadrons ennemis. — « Et comment faire avec mes jambes infirmes! » répond-il, tout prêt à rire de sa mésaventure. L’écuyer disparaît avec les chevaux. Le Grand Condé se tapit au milieu des flaques d’eau sous un buisson. Le flot passe et recule. On relève le héros tout mouillé, on le remonte ; une fois en selle, il se retrouve calme, et reprend sa place au milieu de ses troupes.

Il fallait occuper la ravine pour continuer l’offensive. Les

  1. Nous avons déjà rencontré le comte Gaspard de Chavagnac servant sous M. le Prince et jouant un rôle assez important durant la guerre civile. Il était huguenot et d’une bonne famille d’Auvergne. Belle réputation militaire. A la paix des Pyrénées, il passa au service du roi catholique, puis à celui de l’Empereur. En 1681, il obtint sa grâce et rentra en France, où il mourut sans enfans en 169(, après avoir été marié trois fois. On a de lui des Mémoires qu’il faut consulter avec discrétion, car il ne les a certainement pas rédigés. — Son frère François, qui avait aussi suivi M. le Prince en 1651, fit souche et mourut en 1675.