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de Strasbourg, une teste pour conserver la haute Alsace ». Il y revint plusieurs fois, demandant qu’on créât « un grand poste avec solide réduit et magasins considérables », envoyant des notes, des projets complets, avec croquis et profils de sa main. Les ordres finirent par être expédiés et les fonds faits. Les événemens ultérieurs donnèrent raison à la sagacité de Condé.

Ce n’est pas sans peine qu’il avait pu faire prévaloir ses idées sur ce point essentiel et sur d’autres moins importans. Il avait beau les développer longuement dans ses dépêches, faire la leçon à Gourville, son plénipotentiaire officieux à Versailles, — toute l’adresse de ce roué, son habileté à s’emparer de l’oreille de Louvois n’arrivaient pas toujours à prévaloir sur les préventions ou plutôt sur les arrière-pensées du ministre. La sincérité des exposés l’offusque ; il n’aime pas à recevoir les renseignemens qui ne répondent pas à ses désirs ou qui ne s’accordent pas avec ses projets. Pour apprécier la force des ennemis et celle de l’armée du Roi, Louvois n’accepte jamais les évaluations de Condé[1] (il faut reconnaître que telle a été aussi la pratique de Napoléon envers ses lieutenans). Si Condé, après avoir vu marcher ses troupes, envoyait le nombre des combattans, estimé et fixé par son coup d’œil infaillible, Louvois lui opposait les états de revue, feignant d’ignorer que les chiffres relevés dans les colonnes d’un état de situation, même honnêtement dressé pour le service delà solde, donnent toujours une idée plus ou moins exagérée du nombre des présens sur le terrain. Condé fait-il parvenir à Louvois le chiffre des escadrons et bataillons ennemis qu’il a compté lui-même rangés en face de lui, ou bien qu’il a estimé en relevant les traces des feux dans un bivouac abandonné[2], le ministre lui oppose les chiffres fournis par ses agens, par Isaac et les autres espions. Sous les formules de respect prodiguées à l’Altesse Sérénissime, on retrouvait une certaine impatience, un ton cassant, un manque de déférence pour des jugemens si autorisés.

Louvois ne se contente pas d’administrer et de donner pour la guerre des instructions d’ensemble ; il entend régler, diriger les opérations dans le détail, et parfois il semble gourmander la lenteur et l’indécision de Condé. Un exemple : apprend-il que Montecuccoli commence le siège de Saverne, aussitôt il envoie à M. le Prince l’ordre de secourir la place, laissant percer sa surprise qu’il n’y fût pas encore pourvu. Il tombait mal ; au moment même

  1. Louvois à M. le Prince, 25 août 1675, et passim (A. C).
  2. Holtzheim, 22-23 août.