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« C’est la déroute ; partout les ennemis fuient, » murmurent les flatteurs ou les étourdis de l’état-major. — « Non, reprend une voix juvénile ; ils changent de front. » Condé se retourne brusquement : « Jeune homme, qui vous en a tant appris »? Et M. le Prince ajoute en souriant : « Il voit clair. » — Ce jeune homme qui « voyait clair » avait vingt et un ans ; depuis quelques mois seulement il était à l’armée ; déjà il avait attiré l’attention de Louis XIV, et il fixait aujourd’hui celle du Grand Condé. C’était Hector de Villars, qui devait conduire nos soldats vingt fois à la victoire, pacifier les Cévennes, et sauver la France à Denain[1].

Villars avait vu juste ; les ennemis ne quittaient pas la partie.


VI. — RETOUR DES ALLEMANDS SUR FAYT. FACE EN ARRIÈRE EN BATAILLE.

Le prince d’Orange avait perdu une partie de son armée, tout le bagage, l’équipage de pont, le trésor ; il avait vu tuer ou prendre nombre d’amis, de parens, détruire des bataillons entiers, enfoncer presque tous ses escadrons. Tant de coups terribles n’ont pas abattu son âme ; il se prépare à une lutte suprême. A des troupes en retraite, presque en fuite, il donne encore une fois pour direction le clocher de Fayt. Là aussi revenaient les Impériaux ramenés de leur bivouac ; c’était le gros de l’armée. Comme ils tenaient l’avant-garde le matin, ils avaient traversé Fayt d’assez bonne heure. M. de Souches, qui les commandait, s’était d’abord occupé de quelques escadrons français, qui, paraissant venir de leur camp en droite ligne et débouchant vers La Hestre par les ravins, s’approchaient au même moment. C’était la troupe de Saint-Clas; il avait bien rempli sa mission. Escarmouchant avec prudence et habileté, dissimulant sa faiblesse, il sut attirer l’attention du feldzeugmeister, si bien que celui-ci tint peu de compte de ce qui se passait du côté de Seneffe ; simple combat d’arrière-garde, pensait-il. Le bruit qui augmentait, le nombre croissant des fuyards ne firent guère d’impression sur ce vétéran. Il ne fut que plus pressé d’atteindre les lieux où son logement était marqué, Haine-Saint-Paul, Haine-Saint-Pierre, Saint-Vaast, d’y établir ses troupes, d’y mettre en sûreté son artillerie et ses bagages. Il fallut les messages réitérés, alarmans du prince d’Orange, la violence du feu, la durée de l’engagement pour le tirer de sa quiétude. Il donna l’ordre de parquer le bagage,

  1. Quelques minutes plus tard, lorsque le général en chef conduisit en personne la charge au milieu d’une mêlée effroyable, la même voix s’éleva : « Enfin ! voilà ce que je désirais tant voir, le Grand Condé l’épée à la main ! »